CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Fabián BIELINSKY
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El Aura Arg.-Esp.-Fr. VO 2005 125’ ; R., Sc. F. Bielinsky ; Ph. Checo Varese ; Mont. Alejandro Carrillo Penovi et Fernando Pardo ; M. Lucio Godoy ; Pr. Samuel Hadida, Pablo Bossi ; Int. Ricardo Darin (Esteban Espinosa), Dolores Fonzi (Diana Dietrich), Pabló Cedrón (Sosa, gangster), Nahuel Pérez Biscayart (Julio, le frère), Jorge d’Elia (Urien, le complice du casino), Alejandro Awada (Sontag, le collègue), Manuel Rodal (Carlos Dietrich), Walter Reno (Montero, vieux gangster), Eva (le chien).

   Récit découpé en huit journées, de mercredi à mercredi. À Buenos Aires, le taxidermiste Esteban Espinosa échafaude en rêve éveillé des plans de braquage, qu’en dépit de capacités hypermnésiques l’épileptique introverti en lui serait bien incapable de mettre en œuvre. Abandonné par sa femme, il se résout à une partie de chasse avec son collègue Sontag. En pleine forêt patagone ils louent un bungalow chez un certain Dietrich, en l’absence duquel ils ont affaire à la très jeune épouse Sandra et à son frère cadet Julio, gardés tous deux par un chien-loup gris. Les deux compagnons de chasse se brouillent en raison de la maladresse d’Esteban, qui fait manquer le gibier. Seul au milieu de la forêt, il est pris d'une crise d'épilepsie puis par accident tue un inconnu à proximité d’une cabane.
   Il s’agit de Dietrich, dont il laisse le corps sur place après l’avoir délesté de son portable, qui sonnait. Un message d’un certain Véga y annonce un casse pour samedi. Aux bungalows paraissent deux individus ayant parcouru huit-cents kilomètres pour un rendez-vous avec Dietrich. Ils promettent de revenir le lendemain. Sontag étant retourné à Buenos Aires, Esteban emprunte le camion pick-up des Dietrich pour se rendre sur le lieu du casse de Véga. Une fusillade éclate. Mortellement blessé, Véga s’échappe, suivi par Esteban qui assiste à son agonie puis s’empare d’une clé que le message indiquait être suspendue à son cou. Repassé aux bungalows avant de retourner sur le lieu de l'accident, il transporte à son insu le chien à l'arrière. Dans la cabane, ouverte avec les clés trouvées sur le cadavre, il découvre les plans du braquage, pour lundi prochain, du transfert de fonds d'un casino, avec les noms des participants parmi lesquels Véga, dont la fameuse clé devait ouvrir le coffre à l’intérieur du fourgon. Esteban allant au casino pour se rendre compte est repéré par le chef de la sécurité, Urien, complice du braquage afin de récupérer le montant d’une dette importante de Dietrich à son égard. Alléguant représenter celui-ci, Estaban confirme l’opération de lundi. De retour au bungalow, il est menacé de mort par les deux voyageurs, qui ont trouvé le portable : il s'agit de Montero et Seso, mentionnés sur le plan de Dietrich. Esteban prétend le portable à lui confié par son propriétaire et les embobine pour maintenir l’opération sans Dietrich ni Véga.
   Lundi. Esteban doit participer à l’attaque après être passé par le casino. Il y rencontre Urien, qui l'informe que Véga devait prendre la place d’un des gardiens, avant d'annoncer qu'il se retire par méfiance. Esteban est victime d’une crise qui le retarde. Son arrivée à pied d’œuvre en pleine action provoque une fusillade laissant à terre deux gardiens, le troisième que devait remplacer Véga étant enfermé à l’intérieur. Montero est blessé. Esteban les entraîne avec le fourgon à la cabane où se trouvent des outils de fracture. Puis à l’aide d’un pistolet qu’il savait là dissimulé, il descend Seso qui allait l’abattre après avoir éliminé Julio, Montero ayant succombé à ses blessures, et selon toute vraisemblance, vu le sang accumulé sous le fourgon, le gardien à l'intérieur également.
   À son retour, la maison Dietrich est déserte. Terrorisée par son mari, Sandra n’avait osé partir qu'ayant appris, en périlleuse confidence de la bouche d’Estaban juste avant le braquage, qu’il ne reviendrait plus jamais. Mercredi à Buenos Aires : le protagoniste est dans son atelier au travail. 
À ses pieds, le chien-loup.

   Les qualités artistiques de ce thriller tiennent à ce que sa capacité de questionnement au-delà du divertissement, est suscitée par une émancipation des règles du genre, entraînant le récit en des profondeurs totalement inédites. Une dimension antinomique déconstruit le dispositif filmique ad hoc. Accentuée par les enchaînés elliptiques et les anticipations sonores accélératrices du montage-son, le découpage de calendrier ainsi que l’organisation militaire de l’action, s’enlisent dans la guimauve d’un fantastique de rêverie hallucinatoire. Le chromatisme assourdi par filtrage, ainsi que la multiplication labyrinthique des changements d’axe au montage,  invitent à un voyage, au-delà des apparences convenues de la violence spectaculaire. Un monde derrière le monde nous est promis, dont le modèle s’affirme dans l’« aura » de la crise d’épilepsie, moment « atroce et superbe », comme si le monde s’arrêtait, une porte s’ouvrant pour laisser entrer « les sons, la musique, les voix, les images, les odeurs ». Nulle décision à prendre : on y est libre car on n’a pas le choix !
   Le protagoniste est, du reste, soit en retrait soit à contretemps de l’action. Il contemple immobile les fusillades, ou s’accroupit pour surprendre la mort à l'œuvre sur le gangster terrassé. L’exécution de Seso se fait en deux temps. Le premier rêvé, le second effectif. L’expression dominante du visage d'Esteban est celle de l’hébétude incrédule. Ses aptitudes mémorielles phénoménales traduisent une existence seconde, où la mémoire n’est plus tributaire du temps. Les plus infimes détails remémorés conservent une netteté absolue à tout moment, que traduisent bien les inserts de détail du plan rédigé par Dietrich. Cette intériorité contemplative met en échec toute action. La chasse comme le braquage ou la vie affective et sexuelle. Sa femme plaque Esteban après avoir en vain frappé à la porte en verre dépoli de l’atelier où il s’absorbait dans son travail. Une intimité s’instaure avec Sandra, des confidences s'échangent, il esquisse un geste mais se ravise. Il ne sait pas tirer parti de l’aveu de la disparition définitive de Dietrich. Le départ des deux femmes est, du reste, traité identiquement à l’image.
   Les connotations de la taxidermie contribuent au climat fantastique étayant l'étrangeté de la crise. La musique auxiliaire, accords en point d'orgue d'où émerge à terme un friselis pianistique, est comme la prolongation des sons de la crise dans les moments de tension. Par son métier, Esteban commet le sacrilège d’usurpation démiurgique. Il crée des simulacres de la vie animale. Cependant, le chien des Dietrich a un comportement de créature fantastique, comme si son existence était en rapport avec ces pratiques, comme s'il était l'émanation des gestes de l'empailleur. Il paraît parfois en contrechamp du regard de celui-ci, surgissant de la forêt profonde. Une autre fois dans la nuit, Esteban braque sa lampe de poche sur ses babines sanglantes. Ainsi, visible ou invisible, il accompagne cette terrible aventure de caractère irréel.
   Il en ressort en définitive que la réalité est irréductible, qu’il n’y a pas de solution de continuité entre l’objet rêvé et l’objet réel, qui ne peut s'atteindre qu’en s’inventant une pratique.
   On peut donc comprendre ce qui ici divise la critique. Nécessaire à la torpeur méditative propre à ce cheminement initiatique, la lenteur souvent reprochée au film dérange l’amateur de thriller, auquel manque peut-être la capacité de dépasser ses attentes relatives à la contrainte de genre. 19/10/08
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