CINÉMATOGRAPHE 

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Chantal AKERMAN
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Down There Fr. couleur 2006 78' ; R., Sc. C. Akerman ; Ph. et son C. Akerman et Robert Fenz ; Mont. Claire Atherton ; Pr.  Paradise Film.

    Retranchée dans un appartement prêté à Tel Aviv, entre des appels téléphoniques de son entourage en français, hébreux, anglais, et des segments d'occupations domestique ou professionnelle, l'auteure, juive d'origine polonaise d'une famille exilée en Belgique, monologue hors-champ à bâtons rompus dans un anglais au lourd accent français autour de la question de l'exil. En ressortent les troubles du déracinement, affectant avec soi toutes choses alentour, mises en perspective par le séjour en Israël, terre d'exil associée à la Shoah, impuissante à résoudre la contradiction entre le mythe biblique par lequel se rêve sa légitimité ("Israël est un mirage" dit Akerman et, d'un autre côté, comme un permanent exil) et la violente réalité géopolitique. Quoi de consistant face à la plaie béante de l'Holocauste ? N'y aurait-il pas même un rapport entre l'exil et le suicide ? Un parallèle se fait jour entre le suicide d'une tante, sortie meurtrie de la guerre et incapable d'aller en Israël et celui, à Tel Aviv, de la mère de l'écrivain israëlien Amos Oz, de même que tante Ruth est la mère d'un cousin. Le suicide serait une sorte d'exil radical. Cette question semble toucher au plus profond de ce qui meut le questionnement de Chantal Akerman, dans sa quête de légitimité de son être-même, qui est peut-être au cœur de son dessein en tant qu'artiste, pendant imaginaire d'Amos Oz.

      
   Mais ni conclusion ni jugement. Notre synopsis est déjà une interprétation abusive. Il ne s'agit pas dans Down There d'une réflexion articulée mais de la mise à plat, sans synthèse, d'un ensemble hétérogène comprenant :
- En intérieur le discours, sans doute lu, d'une voix désajustée, en langue étrangère et porte-à-faux (accent, timbre), entre les épisodes adventices du téléphone, des occupations ordinaires invisibles derrière les amorces visuelles de l'appartement en fonction de la position de la caméra focalisée sur l'extérieur via l'interposition des fenêtres et des stores protégeant du soleil et des regards, comme si l'on se trouvait à l'intérieur de la camera obscura.
- En extérieur, trois choses. 1) Le voisinage immédiat en plans fixes - à l'exception d'une petite séquence mouvementée vers la fin, à laquelle nous reviendrons - dont le cadrage est à chaque fois systématiquement modifié et dont la forte prégnance tient tout ensemble à la présence de voisins sur certains balcons ou terrasses en vis-à-vis, et au fond sonore urbain proche et lointain y compris circulation aérienne. 2) La plage du littoral méditerranéen, images et sons, qui fait partie du contexte proche étant, selon le monologue, visible de la terrasse, mais dont l'occupante du lieu voudrait éviter la vue, comme ayant été le théâtre d'un attentat. En tant qu'étendue intercontinentale, la mer pointe le drame de l'expatriation. 3) Des ciels nocturnes et diurnes assombris de nuages en guise d'ouverture sur l'espace tridimensionnel traversé par des avions dont la présence persiste comme une hantise quand ils sont, hors-champ, réduits à leur forme sonore. Un trouble culminant vers la fin dans cette séquence avec mouvements d'appareil plus haut évoquée, lesquels combinés à un montage court, font décrire aux aéronefs nocturnes des trajectoires aberrantes. Là-bas, le titre en français est à la fois un embrayeur litotique à forte teneur affective et l'expression d'un ailleurs. Déchirement.
   Il s'agit au fond d'un dispositif de déconstruction du cinéma dominant, qui soumet le filmage au script. Ce n'est pas vraiment un documentaire comme on peut croire, non seulement que le propos en soit décousu, mais parce que l'environnement contextuel en est comme détaché, indifférent. La division en genre d'ailleurs me sera toujours suspecte. On se demande où est la relation entre ce qu'appréhendent les deux sens requis par le cinéma et ce qui est donné à comprendre du monologue. Cette investigation minutieuse des plans fixes, variant systématiquement l'angle et la distance focale (parmi les quelque 65, il n'y a pas deux plans identiques, ce qui marque la durée concrète*), dans une ambiance de conspiration derrière ses stores dont un interstice étroit et vertical peut être amené à énigmatiquement surcadrer une inconnue d'en face, invite à trouver des liens sur ce qui donne l'apparence de n'en avoir aucun. Ceci au moyen d'un bricolage où la fenêtre, bien que barrée du store, tient lieu de viseur, de même que l'appartement mime la chambre noire. Ce qu'encourage un montage-son oscillant subrepticement entre coïncidence et lien causal. À 16'41 le craquement du parquet hors-champ semble provenir des pas d'un homme sur une terrasse en face. Trente minutes plus tard, un bruit de fermeture dans l'appartement coïncide avec le moment où, à un balcon, une femme ferme sa porte-fenêtre après avoir pénétré à l'intérieur. Ou encore, à environ 73', le déplacement d'un meuble dans la pièce hors-champ correspond avec celui d'un siège par un homme sur un balcon en face.
   On peut dire que c'est à la mesure de l'énigme du défaut d'appartenance dont se plaint Akerman. Nulle réponse autorisée, mais une question qui tourne. L'artiste est justement celui, celle, qui ne cherche pas à la clore, de même qu'Akerman lit à Tel Aviv un livre sur les Juifs "extrêmement compliqué", en lien avec une certaine impuissance d'expression déclarée ("something that's already there inside me but I coudn't express"), et qu'elle a pu jouir d'un poème en allemand sans en comprendre la langue. Elle se demande également, non sans un imperceptible humour, si elle se ressent descendre de son ancêtre, l'ultra-orthodoxe Rabbi de Belz. L'art n'est-il pas un permanent exil  nous épargnant le fétichisme de la vérité ; risque mortifère de se tenir à l'écart des remparts de la société civile ? 20/09/23


Note. Chaque seconde du film doit passer dans le corps du spectateur disait en substance Akerman in D'ici, 2010.