De l’écriture cinématographique au poétique.
L’exemple de Mouchette de Bresson
Position du problème
Le point de départ de cette réflexion procède d’un naïf étonnement, qui dépasse le domaine propre du cinéma : de ce qu’un même nom puisse désigner des choses incommensurables. Que le mot « cinéma », en l’occurrence, sous prétexte du même dispositif technique, s’applique indifféremment à des réalités qui n’appartiennent pas aux mêmes pratiques, voire au même univers. On pourrait en dire autant de la musique ou de la littérature.
Bresson avait proposé de nommer cinématographe l’art du cinéma en tant que reposant exclusivement sur une spécificité langagière, qui peut se dire filmicité. Au lieu de reproduire ce qui relève d’autres supports, le théâtre notamment, il extériore avec ses moyens propres, directement sur la pellicule, le dessein qui l’anime. Alexandre Astruc préconisait de « penser directement avec des images et des sons ». Le cinéma reproducteur de formes hétéronomes s’exténue dans un vain redoublement. Par une économie purement filmique le cinématographe en revanche peut concentrer les siens.
Encore faut-il avoir quelque chose à dire. Non pas soutenir une thèse, il existe pour cela d’autres supports plus appropriés mais, par voie sensorielle, soulever un questionnement touchant au difficile exercice d’exister. Questionnement excédant les capacités du discours, qui a tendance à se plaire aux geôles du pensable. Point d’art qui ne soit sous-tendu en quelque manière par une méditation sur le bien. Il nous faut compter avec l’éthique.
La représentation sémantique étant impuissante cependant, c’est à l’écriture telle que l’a théorisée Derrida que revient la tache de donner corps à une inquiétude qui se cherche des voies de dépassement. On n’atteint guère la poésie sans la matérialisation sensible d’un enjeu spirituel.
Filmicité
Les comptes-rendus et critiques de films commencent généralement par se réclamer d’un contenu narratif. Ils gomment ce faisant son mode d’apparaître, comme si celui-ci était accessoire, comme si un signifié pur pouvait voyager inaltéré de forme en forme. Pressentant là confusément une impossibilité ontologique, on croit pouvoir y parer en rapportant la fiction à la réalité référentielle. L’acteur à la ville est alors substitué au personnage incarné à l’écran et des destins fictifs sont commentés avec passion comme s’ils touchaient à des existences réelles. Le discours dominant sur le cinéma anthropomorphise un langage dont il censure ainsi l’articulation originale. Il organise les rapports autour de représentations humaines en fonction d’une valeur a priori, laquelle relève largement de la renommée des acteurs, réalité extrinsèque. Autrement dit, se détournant du filmique, on obéit à des valeurs préexistantes, alors que le film nécessite au contraire une économie autonome.
A considérer le cadrage, les mouvements de caméra, l’éclairage, le montage, le rapport son-image, on se trouve devoir renoncer à l’anthropomorphisme au profit de figures filmiques. Le son dispensant rythmes, échos et contrepoints, ou contre-rythmes et discordances, peut dialoguer avec l’action mais aussi la moduler en douce, voire la détourner de son sens apparent. La fragmentation du cadrage et du montage découpe métonymies ou synecdoques, plus sensibles que l’ensemble complet dont elles procèdent. Densifiant le film en télescopant le temps, les ellipses du montage provoquent directement des rencontres signifiantes. Le hors champ est source de sensations intenses en prolongeant l’action dans le noir absolu. Susceptibles de reconfigurer toute donnée de l’image, le cadrage et l’éclairage ont un fort pouvoir de suggestion. Le cadrage le plus conscient de ses possibilités, de se jouer sur deux dimensions, redistribue les valeurs de l’espace optique tridimensionnel, etc.
Ce n’est pas la représentation de choses et d’êtres qui fait le film mais la puissance relationnelle du dispositif filmique. Il ne s’agit pas d’aligner de belles images mais de faire surgir la beauté d’un agencement réciproque. Il est en fait possible au cinéma d’envisager au même niveau de valeur des réalités hiérarchisées en catégorie dans la vie pratique - de même que les mots du dictionnaire ont tous valence zéro avant d’être engagés dans le discours - et ainsi d’en assouplir la latitude combinatoire. Un objet quelconque dans le champ peut figurer une chose ou une pensée, contredire un geste et même s’amalgamer momentanément à un personnage. Mais cette transgression des catégories est surtout nécessaire à l’« écriture ».
Ecriture
« Le cinématographe est une écriture avec des images en mouvement et des sons » selon Bresson(1), qui considérait l’écriture : « méthode de découverte ». Conception qui, pensons-nous, rejoint la notion d’écriture selon Derrida, non logocentrique, se déployant selon une logique propre distincte de celle de la communication pratique, indépendante du référentiel. Il y va d’une forme de liberté qui requiert l’effacement de la frontière entre conscient et inconscient. L’objet pertinent est cette écriture elle-même, opacité dont les clés sont perdues. L’auteur n’en est pas le législateur rétrospectif, nonobstant la pensée de Bresson en l’occurrence, qui traite dans son livre de questions générales irremplaçables sur sa démarche de créateur.
L’écriture devant suivre ses voies propres suppose la remise en cause de la conformité du tournage et du montage au script. Le cinématographe doit compter avec l’improvisation, « Hausse subite de mon film lorsque j'improvise, baisse lorsque j'exécute » note encore Bresson (2).
A ce titre, étudier les transformations successives du matériau depuis Nouvelle histoire de Mouchette, le roman de Bernanos dont le film est l’adaptation, jusqu’au film terminé en passant par le découpage, le tournage et la post production s’avère fort instructif. Les transformations non préméditées vont toutes dans le sens d’une combinatoire transdiscursive sur la base du couple infernal métaphore-métonymie, dont on connaît par ailleurs le pouvoir de fulgurance dans la propagation relevant des processus primaires. S’y trouve confirmé ceci que l’image n’est en elle-même froide (et réputée telle) que pour être plus librement portée à l’incandescence au contact d’autres images à des positions sans rapport avec l’ordre narratif, même très distantes les unes des autres. Car il se noue ainsi des liens qui, au mépris de toute vraisemblance, pointent le cœur énigmatique de l’enjeu poétique. Témoin, le rapprochement opéré entre la mère aimée en dévotion par Mouchette et le braconnier Arsène, son violeur. Par un geste tendre identique, en effet, éponge-t-elle à la suite de la crise d’épilepsie l’écume sur la bouche d’Arsène et, ultérieurement au viol, le genièvre analgésique qui a coulé de la bouche de sa mère mourante. Il est clair que ce rapprochement moralement incompréhensible a une portée éthique, laquelle donne un petit aperçu d’un ensemble considérable.
Ethique
Car l’écriture comme transdiscursivité ou court-circuitage des cadres du discours et donc de l’autocensure inhérente à toute entreprise risquée, résulte d’une poussée de l’âme nécessaire, résultant d’une posture relative à un état réel des choses. Non politique : pas question de se retrouver dans l’arène, mais en soulevant un questionnement, de rendre le destinataire partenaire actif, capable de provoquer le débat avec des outils neufs. Il ne s’agit pas d’appliquer une doctrine mais de penser par soi-même.
D’où « éthique », si l’on entend par éthique tout questionnement relatif au bien qui résulte de la rencontre d’une pensée questionnante et d’un destinataire actif, par opposition à la morale prescriptive, par nature dogmatique.
Il s’agit donc de donner corps à une question touchant l’énigme humaine qui, en dernière instance, est toujours relative au bien.
Le cinématographe, à la différence du cinéma dominant condamné au moralisme, offre cependant un enjeu relatif au bien qui n’appartient pas encore à l’ordre du discours, dont il s’émancipe d’autant mieux qu’il n’en est pas tributaire. Point contraignant mais questionnant et d’autant plus avec des moyens propres, qui accentuent l’impact en densifiant les effets.
Filmicité et éthique sont constitutives de l’écriture dont l’accomplissement poétique fait la différence entre cinéma et cinématographe.
Aucun synopsis, en tant qu’il s’appuie nécessairement sur le récit apparent ne peut rendre compte de la teneur véritable du film Mouchette. Il y a même contradiction entre discours et écriture. Au point que ce film, pourtant réputé chef-d’œuvre, est suffisamment embarrassant pour être oublié de dictionnaires du cinéma aussi en vue que le « Lourcelles » ou Le Petit Larousse du cinéma. Les synopsis existants décrivent une lamentable dégringolade, comme d’un drame réaliste : ostracisme social, brutalité du père, viol, mort de la mère, et suicide. Alors que l’écriture met en jeu en sous-main la question du dépassement héroïque au nom de l’amour.
Ici encore la comparaison entre le roman de Bernanos et le film est instructive en ceci que Bresson, tout en restant assez fidèle au cadre général du roman, en a radicalement transformé la portée éthique. Autant, tout empreint de la spiritualité compassionnelle de ceux qui battent leur coulpe, préférant le salut céleste au combat terrestre, Bernanos s’apitoie sur le malheur d’une assez fruste héroïne, autant Bresson met son espoir, au-delà du malheur, dans la merveilleuse humanité d’une fille sublime. La poésie de Mouchette est alors l’impact sensoriel ouvrant sur cette méditation.
Application
On considère que le déroulé continu en projection ne saurait livrer le tout du film, qui ne se donne qu’émotionnellement : le poétique est incommensurable avec le narratif. On aura beau scruter chaque image, tant qu’elle sera rapportée à la logique d’une durée linéaire et causale, le film ne peut livrer le secret de sa force, qui ressortit à l’écriture, et s’adresse au ressenti, non à l’intelligence.
Pour entrer dans la problématique de l’écriture, il est profitable de prendre en considération les trois ou quatre étapes de la fabrication du film : livre quand il y a adaptation (Mouchette), découpage, tournage, post production.
Les transformations à chaque étape, mais surtout les changements au tournage et au montage sont significatifs. On est alors amené à prendre en considération des faits qui seraient tenus ordinairement pour accessoires mais s’avèrent peu à peu, d’évidence, appartenir au dessein poétique. Que ce soit le choix du costume et de la coiffure, l’absence soudaine et inexpliquée d’un personnage dans une même scène, le cadrage d’une main sans motif apparent, un comportement à la particularité marquée sans être fonctionnelle, la présence dans le champ de détails accessoires qu’on ne peut soustraire sans modifier l’impact de l’image sonore ou, au montage, la coprésence répétée de deux personnages de part et d’autre de la collure sans qu’il y ait contact dans la diégèse, par exemple. Mais surtout les liens à distance par ressemblance comme on l’a vu pour le geste tendre de Mouchette, ou encore par l’apparition dans des contextes différents, avec des motifs différents d’un même objet anodin qui s’avère a posteriori doté d’une puissante valeur interne.
Ceci grâce à la filmicité, dont l’économie permet à l’écriture de se déployer.
En bref on doit être amené au fil du travail d’analyse à modifier sensiblement la teneur du synopsis initial, sans pouvoir jamais affirmer son achèvement définitif.
Conclusion
Il y a donc bien démarcation qualitative entre au moins deux espèces de cinéma. Le cinéma dominant est un cinéma limité à son propre discours. Son propos est d’ordre constatif ou moraliste. Toute prétention à la poésie ne peut provenir que d’un placage de beauté extrinsèque. Il reste voué à la doxa. Pour l’autre, qu’on l’appelle art du cinéma, cinéma artistique ou cinématographe, « 7e art » étant galvaudé par un emploi abusif, le discours n’est que l’émergence visible d’un dispositif d’écriture reposant sur le déploiement total des puissances du langage filmique, au service d’un dessein spirituel ne s’accommodant d’aucune formulation rationnelle.