CINÉMATOGRAPHE 

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Peter BOGDANOVICH
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La Dernière séance (The Last Picture Show) USA NB VO 1971 118' ; R.P. Bogdanovich ; Sc. Larry McMurty, P. Bogdanovich, d'apr. L. McMurty ; Ph. Robert Surtees ; Déc. Walter Scott Herndon ; M. Country ; Pr. BBS ; Int. Timothy Bottoms (Sonny), Jeff Bridges (Duane), Cybill Shepherd (Jacy Farrow), Ellen Burstyn (Lois Farrow), Robert Glenn (Gene Farrow), Ben Johnson (Sam the Lion), Gloris Leachman (Ruth Popper), Eileen Brennan (Genevieve), Clu Gulager (Abilene), Sam Bottoms (Billy), Sharon Taggart (Charlene), Randy Quaid (Lester Marlow), Joe Heathcock (le shériff). 

   1951, dans une bourgade du Texas, les lycéens Sonny et Duane, qui gagnent leur vie comme ouvriers du pétrole, sont assez méprisés parce qu’ils ne savent pas plaquer au base-ball. « Trop brutal pour moi » rétorque Sonny. Ils sont copropriétaires d’un camion très utile pour emmener à tour de rôle leur petite amie dans des coins déserts le samedi soir après la séance de cinéma. Laquelle est la seule distraction avec le café et le billard, tous trois propriété de Sam le Lion, qui meurt bientôt d’une attaque, léguant, notamment, son billard à Sonny.
   Ayant rompu avec Charlene, qui n’accorde, le samedi soir, que bouche et seins, ce dernier a une liaison sérieuse avec Ruth, l’insatisfaite quadragénaire, épouse du prof de gym. Jacy, la plus jolie nymphette du pays, fille de producteur de pétrole, flotte entre les exigences parentales bourgeoises et ses propres caprices. Elle manipule Duane, son petit-ami, n’acceptant le dépucelage que par gloriole vis-à-vis des copines. Après quoi elle le plaque après l'avoir trompé. Comme c’est la fin du cycle scolaire, Duane préfère partir au loin gagner sa vie.
   Jacy, qui espérait un mariage selon le vœu de ses parents, doit renoncer au riche Bobby Sheen, qui en épouse une autre. De plus l’amant de sa mère, Abilene, à qui elle s’est donnée à la suite de ce dépit l’a aussitôt larguée. Elle séduit alors Sonny à qui elle savait depuis longtemps plaire, lui proposant même le mariage tout en s’arrangeant pour que ses parents y fassent obstacle. Duane ayant fait un bref retour, une bagarre s’ensuit qui laisse Sonny borgne, ce qui n’entame point leur amitié.
   Trois mois plus tard, Duane, inconsolé de Jacy, s’engage en Corée, confiant
à Sonny sa belle Mercury. Ils passent la dernière soirée ensemble au cinéma dont c’est la dernière séance. Sans Sam, en effet, le cinéma ne peut plus concurrencer la télé et le base-ball. Sonny renoue avec Ruth à la suite du décès sous un camion du fils de Sam, Billy, un innocent muet qui ne lâchait jamais son balai.

   Il s'agit au fond d’une méditation sur la chance qu’ont des individus caractérisés par des moyens divers d’épanouir pleinement leur humanité dans une bourgade de l’Amérique profonde perdue au seuil du désert, pauvre sauf pour les heureux du pétrole. À peu près aucune, ce qui n’exclut nullement cette possibilité, qui souvrira à Sonny.
   Les personnages tiennent leur vérité d’offrir une apparence quelconque, c’est-à-dire que le physique des acteurs ne relève pas d’un impératif marchand. Outre qu'il sont dirigés avec la plus grande justesse, sans recherche d'effets, ils sont globalement laids comme tout le monde ou bizarres, tout au plus ordinaires. 
À l’exception de Jacy et de sa mère Lois, dont les avantages physiques sont motivés par le dessein central du film : visiblement moins concernée par l’amour que par la toute-puissance et le paraître, Jacy use de ses attraits physiques pour parvenir à ses fins. Mais cette beauté est également l'image trompeuse de sa sècheresse intérieure. Le bel éclairage qui la magnifie sous les yeux de Sonny, tout en étant subjectif, est ironique, d’autant que la lumière du film reste en général extrêmement sobre. Ruth au contraire est laide mais transfigurée par l’amour.
   Quant à Lois, elle a vécu jeune un grand amour avec Sam le Lion avant d’abdiquer sa liberté en épousant Gene Farrow. Son langage reste étonnamment libre. « Tu peux m’embrasser le cul » rétorque-t-elle à la femme d’Abilene qui s’étonne de la voir embrasser son propre mari sur la bouche devant tout le monde. Fausse liberté cependant, qui s’arrête à la frontière conjugale. On la croit un moment téléphoner à son amant devant son mari mais c’est une ruse du film, laissant croire au spectateur que Gene est toujours assoupi sur le canapé, avant de le détromper par un cadrage sur ledit canapé maintenant vide. Après avoir été un attribut de l'amour, la plastique de la mère apparaît donc finalement comme un des éléments du paraître nécessaire à la position sociale des Farrow, comme le nombre de barils quotidiens produits et la Cadillac décapotable.
   Au total, dans un contexte puritain où il fallait arriver - quant aux femmes - intact au mariage, la sexualité est le suprême révélateur. Jacy l’instrumentalise donc. Elle va, encore vierge, quitte à se dégager très vite, jusqu’à placer la main d’un Duane sidéré entre ses cuisses sous la jupe pour se faire d’avance pardonner un bain de minuit chez les riches, où la conduit, en Cadillac sedan, le jeune, disgracieux et antipathique mais riche Lester. Munie de la seule montre, non étanche, que vient de lui offrir son petit-ami pour Noël moyennant six mois d’économie, elle plonge nue dans la piscine parmi les autres après un strip-tease, ersatz érotique mais surtout rite d’appartenance servant ses ambitions sociales. Elle ne prend visiblement aucun plaisir à l’amour. Dans les champs-contrechamps tendres Jacy est toujours un peu plus loin de la caméra que son vis-à-vis en gros plan. « J’ai passé une merveilleuse soirée » se contente-t-elle de dire à la suite du coït, d’un ton civil à Abilene avant d’être cruellement rabrouée. Davantage, le souci d’intégration sociale exclut l'émancipation, y compris politique. La belle héritière ne s’élève guère au-dessus du consensus réactionnaire, manifesté à la mort de l’innocent par les commentaires empreints d’idéologie eugéniste des badauds.
   Sam est le seul être vraiment libre, figure de vitalité s’épanouissant dans une marginalité dont le jeune Billy, bouche inutile aux yeux de la population, est aussi emblématique. La ville sans la liberté et l'innocence qu'ils représentent devient alors vraiment sinistre. La mise à mort du cinéma par la télé et le base-ball en est la concrète expression. Lois confie à Sonny que Sam avait été son seul véritable amour. C’est elle qui lui a donné – une nuit - son sobriquet. 
À l’opposé se trouve Bob, le fils du pasteur, timide au physique ingrat qui enlève une petite fille dont il ôte la culotte. C’est justement à lui que Sam avait légué par testament une somme d’argent. Don symbolique de celui qui possède tout, c’est-à-dire la richesse érotique, au pervers sexuel, par là totalement démuni. Entre les deux, les jeunes désœuvrés ne trouvent rien de mieux à faire que d’offrir pour un dollar et demi une pute à Billy, façon d'anticiper la liquidation définitive des valeurs gratuites.
   Sonny, lui, est ballotté entre toutes ces sollicitations. 
À travers la mort de Billy, c’est son grand ami, le défunt Sam, qui semble lui inspirer le retour à Ruth. Ainsi le protagoniste a-t-il eu son initiation sentimentale révélatrice de sa propre liberté. Pour rejoindre la femme qu’il aime, il lui faut accepter de renoncer aux bénéfices secondaires : le physique de Jacy et les formes socialisées, voire bien-pensantes de l’amour. Il ne lui reste qu’un œil mais c'est le bon…
   Accentués par un noir et blanc poudreux et des prises de vue majoritairement en plongée, la platitude et le vide de l’espace extérieur sont à la mesure du paysage intérieur. Le sifflement du vent du désert et le sable voltigeant expriment la désolation règnante. Au-dessus du sol, c’est le délabrement des constructions et des enseignes qui témoignent. Le seul commerce visible se limite à une pompe à essence solitaire, affirmant la stérilité de tout ce qui n'est pas pétrole.
   Mais ce qui fait surtout la force de ce film étonnant, c’est l’absence totale de directivité de la narration. Les actions s’enchaînent elliptiquement en dehors d’une causalité téléguidée. Le spectateur découvre avec Sonny que le coup de klaxon entendu depuis l’intérieur du billard était celui du camion mortel. S’il y a commentaire c’est sur un mode énigmatique. Quand Sonny apprend la mort de Sam, son œil est attiré par le feu tricolore en fonctionnement suspendu au-dessus du carrefour à des câbles tendus. Son regard s’élève. Contrechamp sur le feu en train de passer à une autre couleur. Champ : son regard s’abaisse. En un éclair s'interroge la possibilité d'encore arrêter le camion trop tard. De même qu'à l'accident de Billy, l'attention hagarde de Sonny portée au corps allongé est, un court instant et selon le même montage, attirée par l'agitation des bovins derrière les ridelles du camion. Ou bien contradictoire : quand Ruth ouvre sa porte à Sonny à la fin, des rires émanant de la radio fusent, comme pour moquer cette femme qui se laisse aller en raison de son chagrin. Et pourtant c’est émouvant, alors qu’un commentaire ad hoc eût au contraire été plat.
   Nul accompagnement musical non plus pour dicter au spectateur son ressenti. Musique uniquement diégétique, justifiée par les radios, surtout celles, réalistes, des voitures, musique « country » qui complète les caractéristiques du lieu par un élément de culture musicale du cru.
   Ce film est digne de La Salamandre de Tanner, et d’Ainsi va l’amour de Cassavetes, sortis la même année. Il y a aussi Solaris de Tarkovski, mais c’est autre chose, et ce n'est point déchoir que de ne pas l'égaler.
8/12/09 Retour titres