CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Juho KUOSMANEN
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Compartiment n°6 (Hytti Nro 6) Finlande, Estonie, Rus., All. 2021 107' ; R. J. Kuosmanen ; Sc . Andris Feldmanis, Livia Ulman, J. Kuosmanen ; Ph. Jani-Petteri Passi ; Mont. Jussi Rautaniemi ; Pr. Elokuvayhtiö Oy Aamu, Kinokompaniya CTB, Amrio Achtung Panda ; Int. Seidi Haarla (Laura), Youri Borissov (Ljoha), Dinara Droukorova (Irina), Youlia Aoug (La contrôleuse).


     Étudiante finlandaise en archéologie résidant à Moscou à la fin du vingtième siècle, Laura, pour contempler des pétroglyphes, fait le voyage en train de Mourmansk, sans sa logeuse et amante russe Irina, qui l’a lâchée au dernier moment. La deuxième couchette du compartiment est alors occupée par Ljoha, un trentenaire mal dégrossi engagé au combinat des mines et d’enrichissement du minerai d’Olenegorst, près de Mourmansk. Son comportement intempestif et grossier importune d’emblée la passagère. Mais il n’y a pas de place ailleurs. Renonçant pourtant à faire demi-tour à Saint-Pétersbourg parce qu’au téléphone Irina s’est montrée distante, Laura réintègre le compartiment. Peu à peu le dialogue s’installe tant bien que mal. Elle accepte même l’invitation du gaillard à aller – en voiture volée - à proximité de Petrozavodsk où le train fait une étape d’une nuit, chez sa mère adoptive, une spirituelle philosophe du peuple qui lui confie : « tu t’es trouvé un homme bien ». La jeune femme ne cache plus un sentiment de bienveillance amusée envers Ljoha, dont elle croque le portrait pendant son sommeil, qu’elle lui donnera à la fin du voyage, lui se disant inapte en échange à faire le sien. Le rustaud finalement cachait une certaine délicatesse, associée à une sensibilité à fleur de peau, inspirant de la tendresse à sa compagne de voyage.
   Au terme du voyage, après une brève étreinte dont elle a l’initiative, il disparaît brusquement sans adieux. L’acteur à la démarche déjetée incarne à merveille la figure du petit démon faste. Personne ne voulant se risquer sur la route du site préhistorique en cette saison impraticable, Laura retrouve par le biais de son lieu de travail la trace du fugitif. Balayant d’un revers de mains toutes les mises en garde, ce dernier dégote les moyens, à ses frais, de l’y amener par mer. Dans un paysage glacé, ils folâtrent comme de jeunes chiots. Le laissant au boulot, elle va repartir pour Moscou. De la part de Ljoha lui est remise alors une feuille de papier où, derrière un maladroit portrait d’elle, est écrit de sa main en caractères cyrilliques : Haista Vittu. Ce qui veut dire en finlandais va te faire foutre. C’était, au début du voyage, la réponse sarcastique à celui alors importun demandant comment se dit « je t’aime » en finlandais.


      Cet avatar canularesque d’une locution outrageante camouflée fait écran à un trajet plus profond : celui d’une émancipation à la faveur d’un effondrement des repères auxquels on ne peut s’accrocher qu’à en dénier la contingence. Le bon mot n’est nullement la chute de l’intrigue. Le décor est doublement mobile, chemin intime dans le boyau du train en plans serrés, et franchissement des vastes espaces extérieurs. S'y articule à une réalité extérieure offerte à l’événement l’incessant mouvement régulateur du monde intérieur rythmé par les bogies et autres résonances plus ou moins probables, à l’exclusion de tout enjolivement musical. Davantage, le foyer, en abyme, en est le compartiment n°6, probable allusion à la nouvelle de Tchékhov, « La Salle n°6 », une intrigue dans un pavillon d’aliénés de l’hôpital d’une petite ville.
   C’est à la mesure de l’extravagance de son occupant en tant que révélatrice des illusions. Ce parcours initiatique nous fait passer d’un monde socio-économique à un autre qui lui est opposé, par une forme de détraquement des conditions de l’action, emblématisé par certains épisodes. Lors d’une étape dans une petite ville, Laura se laisse mener par un chien en liberté chez des inconnus qui lui offrent une bouteille. Plus tard, dans la crainte de manquer le train au réveil chez la mère adoptive, elle manque une marche et boule dans l’escalier, accompagnée d'un roulement de tambour off, comme une acrobate de cirque.
   La jeune femme se sentait auparavant appartenir à l’ordre de l’élite intellectuelle moscovite, amalgamé à l’amour d’Irina, dont elle a emporté les images dans sa caméra. Au point qu'incapable de penser par elle-même, elle ressert à l'intention d'un Ljoha abasourdi la formule d’un membre du clan de celle-ci à propos des pétroglyphe : « Si on connaît son passé, on comprend mieux le présent ». Fossé entre les deux mondes, sensible dans l’autre sens, le monde des affaires auquel, sans nul souci du contenu, Ljoha aspire à l’aide du pécule escompté lui paraissant à elle aussi incongru que les pétroglyphes au béotien. La différence tend à un absurde digne de la salle n°6. À la faveur de cette béance, Laura va faire l’épreuve de l’écart incomblable entre théoriser et se coltiner le réel.
   La transformation passe par plusieurs étapes. 1) La déception amoureuse. 2) Le vol de la caméra par un voyageur Finlandais que Laura a accueilli dans le compartiment au grand dam d’un Ljoha visiblement meurtri. Ce qui revient à la disparition de l’image fétiche d’Irina avec la prise de conscience corrélative que le Russe vaut sans doute mieux que le compatriote. Le basculement se marque magnifiquement par un travelling-arrière nocturne pris du train sur la voie ferrée et s’achevant féériquement dans l’obscurité trouée d'éclats de lumières multicolores, au crissement métallique des roues rythmé par les bogies. 3) La rencontre de la mère adoptive de Ljoha, qui fait pénétrer l’étrangère dans la réalité affective et socio-culturelle du Russe. 4) L’accomplissement très symbolique, grâce à ce dernier, du passage réputé impossible vers le site préhistorique. 5) L’indifférence de l’homme à la merveille archéologique significativement dérobée aux yeux du spectateur du film, indifférence à laquelle semble consentir la spécialiste même.
   En fin de compte, on en vient à douter que le citoyen russe ait ignoré la véritable signification de « Haista Vittu », qui fait partie, en sa langue, de son vocabulaire courant. Et d’ailleurs cela n’a aucune importance le récit ayant transformé le propre en antiphrase, l’injure en son contraire, quelque chose comme « laisse-toi aimer ». 08/10/23
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