CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité



Agnès VARDA
liste auteurs

Cléo de 5 à 7 Fr. N&B/générique en partie couleur 1962 85' ; R., Sc., Dial., A. Varda ;  Ph. Jean Rabier ; Déc. Bernard Evein ;  Son Jean Coutellier, Jean Labussière ; M. Michel Legrand ; Pr. Rome-Paris Films ; Int. Corinne Marchand (Cléo), Antoine Bourseiller (Antoine), José-Luis de Villalonga (l'amant), Michel Legrand (Bob), Dominique Davray (Angèle, la gouvernante), Loye Payen (Irma la cartomancienne), Serge Korber (Maurice "Plumitif), Dorothée Blanck (Dorothée, l'amie de Cléo), Raymond Cauchetier (le projectionniste, son ami). Pour "Les Fiancés du pont McDonald", film dans le film : Anna Karina, Jean-Luc Godard, Émilienne Caille, Eddie Constantine, Samy Frey, Georges de Beauregard, Danièle Delorme, Yves Robert, Alan  Scott, Jean-Claude Brialy.

   À Paris, deux heures de la vie de Cléo dans l'attente angoissée des résultats d'une analyse médicale sur présomption de cancer. Ça commence au générique par une séance de cartomancie la confirmant dans ses idées noires. La jeune chanteuse est dominée par la superstition, aggravée par celle, pire, de sa trop maternelle gouvernante, qu'elle retrouve après la voyante au café pour pleurer dans ses bras. Elles vont faire l'achat d'un chapeau rue de Rivoli puis, en taxi, rentrent au loft où José, l'amant en titre toujours en affaires, passe en coup de vent, sans possibilité de se confier à lui. Lui succèdent avec le parolier Maurice, le musicien Bob, qui accompagne Cléo au piano dans l'exercice de son répertoire. Soudain, avant le mitan du film, elle est prise de désespoir aux paroles macabres de la dernière chanson : "seule laide et livide... sans toi, sans toi..." Après avoir ôté sa perruque blonde monumentale, elle plaque tout le monde et se rend au Grand-comptoir, le café, où elle constate que personne n'écoute l'enregistrement d'elle-même qu'elle a sélectionné sur le Juke-box. Elle avale un cognac puis, au nom de Dorothée proféré par un consommateur, file par les rues du quartier Montparnasse, se repassant mentalement les derniers événements sous la forme de violents inserts et croisant des scènes de mauvais augure : un avaleur de grenouille, un homme se perçant le biceps, un convoi funéraire. Dans une fuite éperdue, elle va rejoindre son amie Dorothée, justement, posant nue à l'atelier de sculpture. Ensemble elles rallient en cabriolet découvert Traction-avant le cinéma où travaille le mari de cette dernière, prenant au passage, gare Montparnasse, des bobines de film. En voiture Cléo évoque sa maladie. Raoul, le mari projectionniste, leur montre le petit burlesque Les Fiancés du pont McDonald. En partant Cléo se fait peur en brisant son miroir de poche. Les deux jeunes femmes prennent un taxi, qui dépose Dorothée chez un sculpteur avant sa destination de hasard, le parc Montsouris, où il s'introduit comme chez lui. Rencontre à la cascade avec le militaire en permission Antoine, appelé à servir en Algérie en pleine guerre. Rassurée par sa spontanéité elle lui confie son angoisse. Il propose de l'accompagner à l'hôpital pour les résultats de l'analyse. Ensemble par l'autobus 67 à plate-forme, via le boulevard de L'Hôpital, ils atteignent la Salpêtrière.  Le lien s'enrichit et se renforce au gré de la conversation qui se prolonge, le docteur Valineau étant introuvable. Finalement croisé, celui-ci annonce guérissable Cléo. Le couple marche à petits pas face caméra, cadré-épaules en travelling arrière. Antoine dit regretter de partir, "je voudrais être avec vous" regrette-t-il. "Vous y êtes" puis : "Il me semble que je n'ai plus peur. Il me semble que je suis heureuse" conclut celle-ci.  

   De 5 à 7, le timing de l'adultère ou de la brève aventure, découpé en treize chapitres dédiés aux personnages successifs y compris Cléo elle-même, et minuté en temps réel comme un compte à rebours du verdict. C'est dire l'intensité de l'enjeu. Condition d'une émancipation non seulement motivée par la négligence de l'amant, mais surtout arrachée à cette velléité par la démesure qu'inspire la proximité - réelle ou supposée - de la mort. Tout devient possible à condition d'assumer le basculement.
   La beauté physique n'est pas complaisance de casting mais figure de l'Éros en contraste violent avec la représentation de la mort ainsi présentifiée. Cléo est suspendue entre vie et mort, de même que la Mort tirée du tarot au générique est encore partiellement recouverte de chair. "Tant que je suis belle je suis vivante et dix fois plus que les autres dans les rues" confie Cléo au miroir, quitte à ce que la laideur de la mort s'invite en réponse. En fait, un ange au propre et au figuré, dans l'ambiguïté de la vie et de la mort comme le suggère ce plan où s'oppose le noir, dont chat noir réputé porte-malheur, aux blancs atours de Cléo perchée sur une balançoire et munie d'une paire d'ailes prélevées dans le décor. Sans qu'on sache donc vraiment laquelle est la couleur de la mort. Le blanc plutôt pour Varda. "Décidément le noir me va très bien" remarquait justement cette lumineuse en prenant plaisir à essayer des chapeaux. Mais il y aura toujours
blanc contrepoint. Un chat noir et blanc se tient derrière Cléo en larmes chez la cartomancienne. En contrastes travaillés, le noir et blanc  inscrit une dialectique de la vie et de la mort dont la relève est indécidable à même la substance cellulosique.
   Hallucinant de précision, le trajet dans la ville aux étapes toutes identifiables dans le réel est comme un parcours initiatique ponctué de devantures de funeste présage, avec station - par infraction - comme dans les contes, dans un jardin inconnu de Cléo - Montsouris - et dont elle compare l'observatoire de style mauresque à un palais des Mille et une Nuits, ce dont répond le lyrisme des images. En chemin elle perd un soulier comme Cendrillon, son petit soldat - prince nu - à ses côtés. Au bout, l'hôpital, aux portes de la mort. Encore un jardin pourtant dans lequel Antoine croit voir un château d'autrefois. C'est la part nécessaire du monde intérieur dans tout apprentissage. La poésie y affirme sa part dès lors qu'Antoine, comme par hasard, soulève son calot à la station Verlaine du 67. Le dialogue parfois off et le commentaire musical - méthode Nouvelle Vague - prétendent ici transcender le réel pour mieux s'y ajuster. Car avec l'appui de l'imaginaire les forces de vie ont gagné du terrain, la crainte superstitieuse s'est dissoute avec ses lieux communs, et les terribles portes resteront (encore) closes.

   Paradoxalement ce sont les moments les plus frivoles, avant le trajet magique menant à Montsouris, qui sont les plus tragiques en tant que forme de cécité. Cléo est prisonnière de bénéfices secondaires indiquent les nœuds sur les cordes de la balançoire et les piliers en forme de chaînes du lit à baldaquin dans le contexte artificiel du loft où se débitent force stéréotypes ; outre les scies de la superstition, des clichés comme "les hommes n'aiment pas que les femmes soient malades", n'ayant d'égal que : "les femmes aiment qu'on les fasse rire". Et la visite de José s'accompagne d'une musique d'ambiance cosy ironique. Le petit film en abyme nous enjoint, non sans malice de renoncer aux lunettes solaires - attribut inamovible de Godard  - qui font voir tout en noir. La délivrance passe par la conscience de la mort se dépassant dans la vitalité, celle émergeant de cette rencontre pleine de fraîcheur du gentil troufion, lui-même peut-être condamné par la guerre outre-mer, à l'opposé du riche protecteur toujours absent : voyez l'intensité des coups d'œil que risque sur Antoine Cléo à la dérobée après qu'il lui ait offert une fleur attrapée au vol dans le bus. 

   La réussite tient ici au naturalisme apparent, en fait profond questionnement existentiel, qui dépasse l'impuissance du langage à cet égard en s'incarnant dans un décor fortement balisé, selon une durée concrètement éprouvée. 25/03/19 Retour titre