CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

 

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Jacques BECKER
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Casque d'or Fr. N&B 1951 96' ; R. J. Becker ; Sc. J. Becker, Jacques Companeez, Ph. Robert Le Febvre ; Déc. Jean d'Eaubonne ; M. Georges Van Parys ; Pr. Paris Film Production - Spéva Film ; Int. Simone Signoret (Marie "Casque d'or"), Serge Reggiani (Manda), Claude Dauphin (Félix Leca), Raymond Bussières (Raymond), Gaston Modot (Danard), Loleh Bellon (Léonie Danard), Paul Barge (inspecteur Juliani), Dominique Davray (Julie), Fernand Trignol (patron du café), Daniel Mendaille (patron de la guinguette), Roland Lesaffre (Anatole, le garçon), William Sabatier (Roland "Belle-gueule"), Pâquerette (La grand-mère). 

   Dans une guinguette de Joinville, un dimanche de la Belle-époque, se délasse une bande d’Apaches de Belleville, flanqués de leurs protégées. Raymond, y rencontre Manda, vieux copain perdu de vue depuis la correctionnelle, qui s’est rangé dans le métier de charpentier. Il le présente à la compagnie. Coup de foudre entre Marie et le nouveau venu. D’où, altercation avec le brutal protecteur, Roland, à l’avantage de Manda. Plus tard dans un combat à la loyale au café dansant, le charpentier tue Roland "Belle-gueule" puis vit son idylle avec Marie à Joinville.
   Leca, le chef de la bande, ayant des vues sur Marie imagine de se débarrasser de Manda en donnant Raymond comme meurtrier de Belle-gueule. Comme prévu Manda se dénonce. Avec l’aide de Marie les deux copains s’évadent lors d’un transfert. Raymond est abattu par un gardien mais il a pu informer Manda des manigances de Leca, connues par une fuite au commissariat. Manda coince Leca qui s’était réfugié au même commissariat. Il l’abat dans la cour avec une arme de service trouvée sur place. Sous les yeux de Marie, d'une chambre louée donnant sur la cour de la prison, Manda est guillotiné.

   Le scénario d’emblée présente une faille. À savoir, le fait que, dans un film en costumes, Manda soit un brave type, honnête et courageux au milieu des voyous, de surcroît héros vengeur qui débarrasse le monde de deux salauds, et que le pathétique de sa mort repose sur le désespoir de la femme amoureuse dans un univers sourdement manichéen, où les méchants (le mouchard Anatole, l'ignoble Roland, le perfide Leca) meurent sans susciter nul regret, contrairement aux bons (tout le monde aimait Raymond, à l'exception du vilain Leca). Film sur mesure pour le spectateur fatigué, conduit à prendre parti pour la bonne cause, à s'identifier à la sublime maîtresse versant des larmes sur la fin cruelle de l'amant justicier, même si le public d'alors n'avait pas compris qu'on le caressait dans le sens du poil, à moins que les souvenirs de la guerre ne fussent encore trop vivaces pour qu'il s'en laisse conter.
   L'univers de l’intrigue est de surcroît inauthentique, doublement : il prétend à la véridicité d’un passé reconstitué, excipant du pittoresque d'époque, et ceci dans un monde partiel, dépourvu du poids des déterminations de la totalité indivisible qui fait le vrai, laquelle soulèverait des questions plus vitales que celles dont est capable une idylle tragique costumée sur fond d'injustice. Non que convienne mieux un réquisitoire contre la peine de mort, débat toujours vif malgré l'abolition presque tridécennaire, mais il incombe au 7e art de questionner les esprits en perçant l'écran des évidences. Or ici tout est cousu de fil blanc avant même le premier tour de manivelle.
   On voit que la nature de l'argument du film préjuge de sa capacité éthique, qui elle-même conditionne la portée esthétique. C'est la force du propos cherchant la voie de son déploiement qui plie le matériau aux nécessités artistiques.
   Mais cette donnée frelatée préalable au tournage est-elle rédhibitoire ? Un cinéaste tel que Becker, qui émerge tout de même de l'ordinaire de la "qualité française", ne peut-il dépasser
les limites inhérentes au contenu par la splendeur de la forme ? Scénario solide tout de même, acteurs "époustouflants", science de la lumière, décors et costumes soignés, caméra fluide, noir et blanc somptueux, musique du célèbre Van Parys, pour s'en tenir aux critères auxquels se plaît généralement la critique.
   Le scénario pourrait bien recéler quelque intention cachée, propre à dépasser le pathos téléguidé. Ainsi on note que Marie rencontre un charpentier prénommé Jo (pour Georges) comme de Joseph. Cette figure implicite est filée dans la croix oblique prélevée par le cadrage sur la membrure d'une porte à l'arrière-plan, et qui semble reposer sur l'épaule de Marie sur le point de grimper aux premières loges du supplice de son bien-aimé. Félix Lec[h]a[t] évoque une autre figure connue. En sublimant cet amour, l'allusion aux Évangiles ne fait en dernière instance qu'ajouter au pathos du dénouement et donc soutenir l'imposture idéologique d'un spectacle racoleur sous des dehors nobles. Quant au chat, dérision de Leca, qui en a aussi les moustaches et la nonchalance, il en relativise le poids dans le drame par sa fantaisie. Jeu de mots : les assassins d'Anatole sur ordre de Leca précisent, après le coup, "qu'il n'y avait pas un chat". Dans les deux cas, il s'agit de rhétorique, qui ne transforme nullement les enjeux fondamentaux.
   Les deux acteurs principaux sont en revanche remarquables dans leur rôle.
   Toute la personne de Manda jouée par Reggiani exprime la droiture (Galerie des Bobines).
   Simone Signoret incarne à merveille la Vénus des faubourgs aguerrie s'abandonnant à l'amour vrai (Galerie des Bobines).
   Ce qui ne fait dans les deux cas que renforcer le dessein principal auquel ils sont intégralement soumis. Jusqu'à la coiffure de l'héroïne : chignon clair savant, perché au sommet du crâne comme un casque. D'autant que l'éclairage des gros plans cède à la mode artistique du temps, sublimant d'une lumière divine la face profane.
   Que ce soit décor ou costume et maquillage, quelque chose de factice finit toujours par émerger. Tous les hommes sont moustachus, à l'exception du p'tit Billy de la bande, incarnant un comique enfantin, d'Anatole et de l'aumonier du supplice, les mouchards et les prêtres n'étant pas vraiment des hommes. Le trop parfait chignon de Marie est postiche : de travers lorsqu'elle se trouve à terre après la collision de la poursuite des fugitifs Manda et Raymond. Le décor, pour soigné qu'il soit dans l'ensemble, découvre un moment dans un travelling un bricolage de studio (devant l'"Ange Gabriel", à la mort de Raymond). Il y a aussi des invraisemblances criantes. Les armes règlementaires des policiers à portée de main du public au commissariat, et le volet qui se verrouille du dehors, permettant à Manda de retenir les flics à l'intérieur le temps d'abattre Leca dans la cour. Les bruits de la faune domestique et sauvage de jour chez la mère Eugène installent une ambiance sonore adéquate, mais les grenouilles nocturnes sont de trop s'agissant du contexte fluviatile (on s'attendrait à de l'eau dormante). Sans compter le faux-raccord des prisonniers menottés s'échappant miraculeusement sans leurs menottes, qui casse toute crédibilité.
   On peut
également remarquer que la caméra est par trop au service de la visite guidée du décor, s'enchantant des pavés inégaux de la ville ou des vitraux fin de siècle à l'intérieur de la villa. Elle pourrait être bien plus économe. Il ne sert à rien d'être "fluide", si le mouvement n'est pas vraiment nécessaire. Faut-il, du reste, l'admirer pour lui-même ? La continuité et l'absence d'à-coups pour se faire oublier, au contraire, ne sont-il pas des exigences élémentaires au tournage ? De même que le noir et blanc de la photo n'a pas à être forcément "somptueux". C'est prendre une qualité de la pellicule pour l'art.
   Quant à la musique, elle contrarie l'émotion en la surexpliquant : harpe et violon quand Manda rejoint sa belle devant la boutique, harpe, violons et cors puis flûte élégiaque accompagnent la barque de Marie glissant vers Manda endormi sur la rive... Un glissement silencieux sur l'eau eût laissé se déployer librement l'émotion. "Le temps des cerises", une des belles chansons du monde, d'une nostalgie déchirante, est trop intense par elle-même et de plus historiquement inadaptée, d'un anachronisme trompeur, pour tout dire : instrumentalisée.
   Car
on ne peut à la fois être artiste et artisan. Faire coexister un fond sonore qui n'a rien à envier à la prise directe, comme la rumeur humaine parvenant de l'extérieur à la boutique du charpentier, avec une postsynchronisation schématique, ou des moments de silence avec un accompagnement musical surajouté. Suréclairer un visage exprimant une émotion juste. Sursignifier l'époque par le décor, le costume et le maquillage.
   Et la dernière et géniale scène, valse des amants reculant dans la profondeur de champ, reste isolée dans un film globalement académique et complaisant.
16/10/2009 Retour titres