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Buster KEATON/Edward SEDGWICK
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Le Cameraman (The Cameraman) USA Muet N&B 1928 70' ; R. B. Keaton, E. Sedgwick ; Sc. Richard Schayer ; Ph. Elgin Lessley, Reggie Lanning ; Pr. Keaton/MGM ; Int. Buster Keaton (Luke Shannon), Marceline Day (Sally), Harold Godwin (Harold), Harry Cribbon (le flic).

   Un des sommets de l'art de Keaton, en raison, notamment, d'une utilisation complète et parfaitement moderne du langage filmique (voir le découpage de la
première séquence), au point que ce moyen métrage était devenu le film d'étude de la MGM.

   Pris dans une manifestation, le photographe de rue Luke Shannon est plaqué contre Sally, la secrétaire de la MGM dont il respire avec une délectation fatale la chevelure. Fasciné par sa beauté, il la convainc d'une prise photo qu'il lui porte en cadeau au siège de la compagnie à laquelle, du même coup, il propose ses services. Des regards s'échangent, lui timide, elle émue. Muni d'une antique caméra décrochée au clou, le jeune opérateur s'avère piètre reporter et, jaloux, le chevronné Harold lui met les bâtons dans les roues.
   La jolie secrétaire cependant protège son novice à qui elle glisse des tuyaux. Il l'invite à la piscine, mais toujours Harold est sur leur chemin et dessert Luke auprès du patron de la MGM.
Disgracié cependant pour avoir en outre brûlé les professionnels sur un scoop dans le quartier chinois, le petit cameraman sauve Sally de la noyade provoquée par un accident du hors-bord conduit par Harold. Pendant qu'il court à la pharmacie, Sally reprend conscience dans les bras de Harold qui, pourtant coupable, se laisse congratuler.
   Tout est découvert à la MGM sur la pellicule du scoop à la suite duquel la scène de sauvetage fut filmée par le
babouin familier de Luke. Le reportage chinois est un triomphe. Sally va quérir le héros du jour revenu à son premier métier dans la rue où se prépare une manifestation officielle monstre. Ensemble ils partent sous les ovations que Luke prend de bonne foi pour eux.

   Du très grand burlesque, ce qui veut dire : interaction intempestive et révélatrice d'un univers infantile à fond tragique avec le monde adulte. La jeune femme donc protège maternellement le héros qui, insupportable de maladresse tout en étant doté d'une étonnante
dextérité, cherche à se faire accepter. La timidité du jeune homme tourne au burlesque en tant qu'infantilisme modelant un corps adulte.
   Entreprenant de casser sa tirelire avec un marteau il ruine le mur de sa chambre. Ou bien dans l'attente improbable d'un coup de téléphone de sa belle un dimanche, dès l'aube, chapeauté et tiré à quatre épingles, il attend sagement assis dans sa chambre un appel qui l'oblige à dévaler plusieurs fois en vain les étages jusqu'au rez-de-chaussée. Dans sa distraction, Luke pousse jusqu'à la cave puis remontant, se retrouve sur la terrasse. Lorsque Sailly finalement appelle, il fonce à travers les rues de New York sans avoir pris le temps de raccrocher. Le croyant toujours au bout du fil, effet comique d'ubiquité, elle le découvre dans son dos.
   Le courage du héros dans le reportage où des bandes rivales s'affrontent à la mitraillette est de l'inconscience, et sa technique procède du hasard providentiel, comme cet échafaudage où il a posé sa caméra, qui en s'effondrant, sans qu'il cesse de tourner la manivelle, crée un effet de
grue. Ironisé par le regard soupçonneux d'un flic rencontré à intervalles, le comportement présocial est pris pour de la folie. De même, à la fin de la séquence où Luke mime à lui tout seul un match de base-ball dans un stade désert, le champ inclut de dos immobile (stupeur ou tranquille immunité) le gardien observant la scène. Ou encore lors de la projection catastrophique qui entraîne la disgrâce du cameraman, le projectionniste surcadré dans une sorte de meurtrière de la cabine à l'arrière-plan.
   Rétrospectivement, à être médiatisées par un regard normatif représenté, ces scènes prennent un caractère encore plus délirant, confirmant que le statut du regard intradiégétique peut renverser le sens d'une scène, à condition qu'un point de vue méganarratif secrètement le règle. Celui-ci présente l'avantage de ne pas coller au burlesque, de mettre en perspective la farce en la distanciant d'humour.
   Ainsi, la sexualité infantile comme ressort du burlesque se trouve-t-elle commentée par des enjeux sexuels plus "sérieux". Sally explique à Luke qu'il faut tourner la manivelle de la caméra en avant et non en arrière "You ough to grind forward, not backward", métaphore sexuelle, d'autant que to grind veut dire également "piler", "écraser", "enfoncer". Puis il lui tend son petit crayon, dont elle se saisit, au lieu du morceau de papier sur lequel il vient de noter son numéro de téléphone. Le voici plus tard entouré de jeunes filles au foyer où réside Sally, et son embarras figuré, à la sonnerie du téléphone, par un gros plan sur le double timbre évoquant, par une accentuation lumineuse du relief, une paire de seins
. Ces scènes ne sont en rien isolées et appartiennent au thème de l'initiation sexuelle sous-tendant la composante d'apprentissage du récit, qui fait passer le héros de l'enfant à l'adulte par le sauvetage de Sally et la réussite du reportage dans le quartier chinois.
   Cela commence donc au stade le plus archaïque de la sexualité infantile, avec ce bus tellement bondé, qu'une porte malencontreusement ouverte déverse quelques
voyageurs : figure du ventre maternel, dont une bande blanche souligne la forme galbée, saturé d'occupants conformément à la théorie sexuelle infantile. Ou encore la scène de la piscine où Luke perd son maillot et se trouve tout nu en contrebas de son amie comme un fœtus dans l'amnios maternel. Plus évolué, au stade suivant, toujours dépourvu de maillot, il connaît une mésaventure voyeuriste avec cette femme qui émerge à ses côtés. Encore un progrès : dissimulé sous l'eau, il retire à une dame sa culotte de bain pour remplacer son propre maillot perdu au cours du plongeon. Aux vestiaires s'impose sur des pancartes une division rigoureuse des sexes qui n'est pas d'abord très claire aux yeux de Luke, fourvoyé dès le départ. Lors de l'épisode chinois où le cameraman fait preuve de courage cependant, cette difficulté est présentée comme étant en passe d'être surmontée : à l'arrière-plan sur une porte extérieure, est inscrit le mot "Ladies".
   L'ample utilisation du hors-champ, notamment dans l'accident filmé hors-cadre par le babouin, et d'extérieurs vivants (remarquez le reflet des voitures en mouvement dans la vitrine du marchand de caméras) témoigne d'une exigence proprement filmique, c'est-à-dire, soumise aux conditions de l'artifice mais soucieuse de l'indivisibilité du vrai. Le burlesque est d'autant plus vrai qu'il ne se coupe pas d'une sensation de vie sociale.
   La construction est en boucle puisqu'elle commence dans une ambiance de fête comme une naissance, et s'achève de même en véritable rite d'initiation au monde.
On peut admirer comment dans la dernière scène se prépare l'apothéose. Alors que Sailly le console, un, deux puis plusieurs petits tracts voltigent derrière eux. Puis le plan s'élargit sur la foule en formation. Des tonnes de confettis larges comme des pages de registre se déversent enfin avec un effet lyrique auquel se combine la touchante naïveté de Luke, qui se croit l'objet, avec sa chérie, de ces honneurs.
   Il est difficile de saisir ce qui fait le chef-d'œuvre. La comparaison avec les réalisations antérieures révèle l'importance du montage et des mouvements d'appareil, au sens où l'espace-temps filmique est redistribué dans un système d'ubiquité. Cependant c'est un tout, où entre au premier chef la captation de l'impalpable expression humaine grâce aux gros plans. Savamment éclairée, Marceline Day a un regard clair direct et
émouvant qui se conjugue parfaitement avec l'inexpression indécise de son partenaire, laquelle, telle la voix blanche de Bresson, est un formidable relais de l'émotion sous-jacente.
   Soixante-dix minutes d'un bonheur qui se range ensuite dans une boîte et reste accessible à volonté. 22/04/01
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