CINÉMATOGRAPHE 

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Michael HANEKE
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Caché Autr-Fr. 2005 117' ; R., Sc. M. Haneke ; Ph. Christian Berger ; Pr. Veit Heiduschka/Arte France/Centre National de la Cinématographie/Eurimage/Le Studio Canal+/France 3 Cinéma ; Int. Daniel Auteuil (Georges Laurent), Juliette Binoche (Anne Laurent : Galerie des Bobines), Maurice Benichou (Majid), Annie Girardot (la mère de Georges), Bernard Lecoq (le rédacteur en chef), Daniel Duval (Pierre), Nathalie Richard (Mathilde), Denis Podalydès (Yvon), Aissa Maiga (Chantal), Walid Afkir (le fils de Majid), Lester Makedonsky (Pierrot). 

   Les Laurent et Pierrot, leur fils de douze ans, vivent confortablement au fond de leur maison individuelle située dans une paisible ruelle parisienne. Georges est journaliste littéraire à la télévision, Anne travaille chez un éditeur de leurs amis, Pierre, qui est peut-être aussi son amant. Ils sont fiers des performances en natation de Pierrot.
   Mais cette bourgeoise quiétude est rompue par des envois de cassettes vidéo anonymes, accompagnées du dessin au style enfantin d'une tête d'homme ensanglantée, puis d'un coq décapité. Les premières vidéo représentent en plan fixe Georges sortant de chez lui, puis, prise de l'intérieur d'une voiture en déplacement, la maison provinciale de son enfance.
   Georges soupçonne du coup Majid, un Algérien orphelin à la suite des ratonnades parisiennes meurtrières d'octobre 1961 sous le préfet de police Papon. Majid avait été adopté par les parents de Georges qui, à six ans, fut cause de son renvoi à l'orphelinat.
   Des coups de téléphone anonymes terrorisent Anne. Les rapports du couple se détériorent, ce qui retentit sur le comportement du fils. La police ne veut pas intervenir sur une base aussi fragile. Arrive une cassette d'un nouveau genre constituée d'un trajet en voiture dans une banlieue dortoir. Elle conduit à un immeuble HLM à l'intérieur duquel un couloir lugubre mène à une porte d'appartement numérotée. Georges ayant pu identifier les lieux s'y rend. Il y retrouve, après plus de quarante ans, Majid, qu'il accuse de persécution, ce que l'autre nie.
   Georges s'en retourne après l'avoir avec violence menacé de représailles en cas de récidive. Il prétend à Anne n'avoir rencontré personne, mais l'entretien a été filmé sur la cassette suivante dont un double parvient au rédacteur en chef de la télévision. Celui-ci met en garde Georges sur les conséquences professionnelles possibles de telles perturbations privées. Un soir Pierrot ne rentre pas. Les parents affolés alertent le commissariat. Georges conduit les policiers chez Majid, qu'on arrête avec son fils. Mais Pierrot est ramené au matin par la mère d'un copain chez qui il a passé la nuit.
   Cependant à la suite d'un coup de fil, Georges retourne chez Majid qui le reçoit courtoisement, réaffirmant qu'il n'est pas à l'origine des cassettes. Puis il ajoute : "je voulais que tu sois présent", avant de s'égorger soudain sous ses yeux. Plus tard Georges refuse farouchement le dialogue avec le fils survenu à son travail et sur lequel ses soupçons se sont reportés. Mais sous la menace d'un scandale il est forcé de l'écouter. Le jeune homme voulait simplement connaître l'état de sa conscience. La vie continue comme devant. 

   Éclatante démonstration de ce que la vérité de l'individu passe par celle de l'Histoire et de la société, ceci sur la base d'un thriller fantastique, dont le mystère sue d'autant mieux l'angoisse, que les longs plans fixes, délimitant un espace sans échappatoire, mettent à vif un écoulement du temps trop anormalement uniforme pour ne pas devoir se résoudre à tout moment en catastrophe.
   Qu'il le veuille ou non, Georges relève du clan des Dominants de ce monde, impliquant forcément l'existence de Dominés, auxquels appartiennent Majid et son fils. Les Dominants s'entourent de remparts que figurent très bien la maison Laurent à l'intérieur sombre et labyrinthique, protégé par une porte blindée puis une grille sur la rue, ainsi que les tours (symbole extrêmement chargé depuis le Onze septembre) ultramodernes du journalisme et de l'édition où l'on est parfaitement coupé du monde extérieur, ce qu'accentue le caractère artificiel de la vie mondaine des professionnels parisiens de la culture.
   Laquelle est en effet présentée comme complice : sur les murs, dépourvus de fenêtres, de la pièce principale chez Georges courent des rayonnages de livres, bien que personne ne lise jamais. Même décor sur le plateau de télévision avec des ouvrages ostensiblement factices. Rempart à sa façon, le livre est l'alibi de la supériorité morale de l'Occident. "Tu es trop cultivé pour ça et tu as trop à perdre" rétorque Majid aux menaces de Georges, stigmatisant les contradictions du Dominant : malgré tant de moyens, leurs défenses sont fragiles parce qu'aucune puissance moral ne les étaye. Ils ne disposent de force que matérielle, se concrétisant dans la culture de compétition de la société néolibérale. Les cris de joie des parents à la victoire en natation de Pierrot ainsi que les gestes familiers adressés à l'entraîneur en disent long à cet égard.
   L'hystérie comminatoire émanant de la culpabilité de Georges, qui n'est pas sans rappeler à cet égard un grand homonyme transatlantique (en 2005), s'exaspère devant la calme évidence de la souffrance de Majid et de son fils. Celle-ci donne toute sa mesure dans le suicide, que préfigure, comme son écho dans la conscience de Georges, le cauchemar du coq décapité à la hache par le petit Majid, continuant atrocement à tressauter sans tête et à rebondir lourdement sur la terre battue.
   Le malaise de la société occidentale se traduit ainsi par des figures à l'image. Celle du contresens de circulation se construit en deux étapes. Si l'on s'en réfère à l'orientation des voitures garées le long du trottoir, des deux-roues circulent à contresens dans la rue des Laurent. Puis dans une rue quelconque, Georges, qui insulte un cycliste Noir à contresens qui a failli le renverser, doit "s'écraser" devant la violence
prête à éclater de l'autre. "Contresens" suggérant à l'évidence le malaise planétaire opposant le Nord au Sud et les riches aux pauvres. Ou bien la table de verre rectangulaire autour de laquelle sont réunis les invités des Laurent est cadrée dans l'axe de sa diagonale de telle façon que l'angle dirigé vers l'objectif de la caméra semble menacer les spectateurs ainsi impliqués dans la crise.
   Cependant il est flagrant que ces forces hostiles latentes générées par l'injustice universelle ne suscitent pas la moindre conscientisation. Les remous finissent par s'aplanir et le flot se referme aussi lisse que celui de la piscine après la compétition : ce n'est pas un hasard si le dernier plan du film est consacré à la sortie de la piscine. Certes, on ne saura pas d'où viennent les cassettes, mais ce qui importe c'est qu'elles constituent un révélateur, y compris comme subterfuge rhétorique. Favorisée par l'absence de musique auxiliaire, la confusion volontaire, transitoire, entre le document vidéo et l'action du film contribue, du reste, à ce sentiment d'insécurité qui ne nous laisse pas un seul instant en repos.
   Ce film dresse donc de notre époque un tableau critique, dont le pessimisme légitime est quelque peu monté en neige par les procédés dramatiques du thriller. On peut regretter que cette vision noire authentique soit l'objet d'un jeu légèrement racoleur. Mais surtout, qu'en tant que production artistique, s'adressant donc à l'esprit dans sa plus grande extension, elle se soumette à la raison impuissante du constat, et ne s'élève à la puissance spirituelle que par sa capacité filmique à déconstruire la vision rassurante communément répandue.
   Il n'en reste pas moins que Haneke semble un des rares aujourd'hui à pouvoir questionner véritablement le cinéma. 8/10/05 Retour titres