CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Krzyzstof KIEŚLOWSKI
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Trois couleurs : Bleu Pol.-Fr.-Sui. 100 ’ 1993 ; R. K. Kieślowski ; Sc. K. K. et Krzysztof Piesiewicz ; Ph. Sławomir Idziak ; Mix. William Flageollet ; Mont. Jacques Witta ; Déc. Claude Lenoir ; M. Zbigniew Preisner ; Son Jean-Claude Laureux ; Pr. Marin Karmitz ; Int. Juliette Binoche (Julie Vignon-de Courcy), Benoît Régent (Olivier Benoit), Florence Pernel (Sandrine), Charlotte Véry (Lucille), Emmanuelle Riva (Madame Vignon, mère de Julie), Hélène Vincent (la journaliste), Philippe Volter (l'agent immobilier), Claude Duneton (le médecin), Hugues Quester (Patrice de Courcy, mari de Julie).

   Julie perd son mari Patrice, grand compositeur, et Anna, sa fille de cinq ans, dans un accident de voiture dont elle est indemne. Elle met en vente tous ses biens après avoir assuré les vieux jours de sa mère, de la bonne et du jardinier puis, sous son nom de jeune fille, s’installe dans un appartement Parisien, farouchement résolue à rompre avec son malheur au point de détruire la partition du concerto inachevé du défunt. Mais avant de quitter la demeure pour toujours, elle appelle Olivier, l’assistant de son mari qui est amoureux d’elle et se donne à lui sans intention de lendemain, sur un matelas nu, seul vestige des biens réalisés. Olivier continue de l’aimer en silence, ayant acquis le matelas à l'insu de Julie.
   Julie découvre que Patrice avait une maîtresse, Sandrine, avocate qu’elle rencontre et qui est enceinte du défunt
. Le concerto a été sauvé en copie par une collaboratrice. Olivier avait entrepris de le terminer pour faire bouger Julie par trop réfugiée dans l'oubli. Elle décide finalement de l'aider, au moyen des indications incidentes données du vivant de Patrice, puis renonce à la vente de la maison familiale, désireuse de construire une nouvelle vie avec Olivier et Sandrine afin que l’enfant de Patrice soit élevé chez son défunt père sous le nom de celui-ci.

   Cela peut se raconter autrement. Julie censure tout ce qui pourrait engager le travail du deuil. Elle pense pouvoir oublier. Marie, la bonne, « pleure parce que Julie ne pleure pas ». Le film consiste cependant à tracer un chemin du deuil passant par les accidents du présent de Julie. C’est sa capacité de liberté qui la rend apte à inventer au fur et à mesure les étapes vers une délivrance dont témoigneront les larmes de la fin.
   Un très jeune homme, Antoine, se trouvait sur les lieux de l’accident. Il y ramasse une chaînette à crucifix, celle de Julie. Quand il la retrouve pour la lui restituer, la survivante lui en fait cadeau. Or Sandrine, la rivale, en porte une identique. Ce qui fait comprendre à Julie que Patrice aimait deux femmes, et entraîne la réconciliation avec le passé via cet enfant qui portera le nom de son père. Le don au jeune Antoine, presque un enfant, concrétise le pardon (même étymologie).
   Un incident nocturne prépare Julie à l’éveil complet de son corps sexué consacré à Olivier : une bagarre de rue s'achevant dans l'immeuble, à la suite de laquelle, sortie sur son palier, Julie reste bloquée toute la nuit à moitié nue dans l’escalier à cause d’un appel d’air qui fait claquer sa porte. Ce qui l’amène à être le témoin conciliant de la rencontre secrète d'une jeune femme, Lucille, habitant à l'étage au-dessous, et de son voisin. Lucille est tout sexe. Elle se produit dans des spectacles porno par goût, ne porte pas de culotte et reçoit des hommes chez elle, ce qui lui attire l’hostilité des résidents, qui l’auraient fait expulser s’ils avaient eu l'appoint de la voix de Julie.
   Une souris avec sa portée trouvée dans la resserre terrorise Julie : maternité refoulée faisant retour. Désireuse de déménager sur-le-champ, elle contacte l’agent immobilier, qui demande un délai. Elle remarque cependant qu’il a été griffé au visage par un chat. Ce qui l’amène à surmonter sa phobie en empruntant le chat du voisin-amant de Lucille – lui qui lui avait déjà prêté une couverture pour passer la fameuse nuit dans l’escalier -  et c’est cette dernière qui termine le ménage du félin. Comme si la condition pour le dépassement du traumatisme passait par la sexualité qu’elle représente.
   Julie est frappée par la musique d'un flûtiste qui stationne dans sa rue. Ce n’est pas un clochard contrairement aux apparences. Une femme élégante le dépose en voiture bourgeoise. Il partage avec Julie une sorte d’exterritorialité affective et sociale volontaire. Le thème joué à la flûte ressemble à une composition de Patrice. Il renvoie à Julie une image de sa propre identité en gestation. C’est pourquoi, étape décisive de sa reconstruction, elle ajoutera à la composition inachevée un solo de flûte.
   Cette gestation relève à la fois de l’oubli, de la vacance, du suspens, puis du vacillement et de l’action qui va transformer, grâce à la liberté, le traumatisme censuré à travers les formes actuelles de ses déplacements.
   Vacance à l'instar de l’atypicité du flûtiste et de Lucille, en ce qu'ils ne sont pas fonctionnels. Suspens du sucre maintenu un temps au-dessus de la tasse de café avant l’immersion, vacillement de l’image de la veuve voulant s'ignorer telle, reflétée dans la cuiller fichée dans un goulot et animée d’un mouvement pendulaire. Suspens des traits d’Olivier dissociés par la multiplication de son reflet partiel dans le bois verni du piano.
   Le bleu correspond à la liberté, comme le blanc à l’égalité, le rouge à la fraternité selon une symbolique qui n’engage du reste que l’auteur, entraînant un certain formalisme de la couleur. Dans un rituel cannibalique, Julie commence par dévorer douloureusement la sucette bleue identique à la dernière d’Anna, modalité violente de l’oubli, acte de crispation initiale figuré aussi par la mémoire défaillante de la mère, qui permettra de mesurer le chemin parcouru.
   Mais il y a le bleu infrangible du lustre de verre, le seul objet conservé de la maison, qu’elle emporte après avoir été tentée de le détruire. Or ce bleu précieux que traverse la lumière anticipe le lien faste avec Lucille, qui dira avoir eu un lustre semblable. Les jeux sur le visage de Julie du reflet bleuté de la verroterie extériorisent à la fois la vacance et le vacillement préludant à la transformation intérieure.
   Il y a autre chose néanmoins dont elle ne peut se débarrasser en dépit de tous les efforts : la musique de Patrice. Celle-ci survient inopinément dans sa tête. Elle ne peut alors que se supprimer, ce qu’elle tente de faire en s’immergeant dans la piscine. Eau bleue de la piscine avec laquelle elle négocie l’oubli à intervalles réguliers en s’exténuant de longueurs qui sont au contraire un travail insensiblement transformateur. Elle apaisera cette violence en se l’appropriant, en incorporant dans le concerto des éléments de sa lente remontée, par l’introduction notamment de la flûte disions-nous. L’eau de la piscine se résout finalement dans l’eau amniotique du bébé de Sandrine, et à la fin, Julie et Olivier semblent faire l’amour dans un bocal.
La première union charnelle s'était accomplie sous le signe de l'eau, en opposition avec le feu destructeur de l'oubli. Alors que Julie tentait de se purifier du passé en brûlant les souvenirs dans la cheminée, Olivier étant arrivé trempé de pluie, elle lui avait ordonné de se déshabiller.
   Cette belle rigueur d’une forte logique sous-jacente nourrit la sérénité d’une lenteur calculée, ainsi que des jeux sur le silence auxquels répond l'étonnant minimalisme expressif de Juliette Binoche (Galerie des Bobines).
Le monde intérieur souffrant qui est le sien s'exprime alors de façon sensible par des plans singuliers sur les choses qui l'entourent. Très gros plans sur une tasse de café, ou plan éloigné tragi-comique en extérieur, sur une petite vieille cassée en deux hissant péniblement une bouteille dans l'ouverture placée hors de portée en hauteur de la colonne verte de tri des déchets (plan figurant dans les trois films).
   B
ien que battue en brèche par le clinquant de la photo, 
"esthétisme grandiloquent" selon Luc Dardenne (Au dos de nos images, p. 27), cette retenue de l'expressivité associée aux rencontres accidentelles, mettant au même niveau objets et personnages, à la fois exclut le pathos identificatoire et assure l'autonomie du jeu sensoriel interne, d'autant plus libre qu'il s'étend à toute la Trilogie. Ceci non seulement par le plan commun de la colonne de tri, mais aussi par le croisement accidentel au tribunal de Julie avec l'audience du divorce du Karol de Blanc.
   Le meilleur de la Trilogie, Lion d'Or mérité à Venise en 93.
29/08/09 Retour titres