CINÉMATOGRAPHE 

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Jean RENOIR
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La Bête humaine N&B 1938 105’ R. J. Renoir ; Sc. J. Renoir, d’après le roman de Zola ; Ph. Curt Courant ; Mont. Marguerite Noulet-Renoir et Suzanne de Troye ; Déc. Eugène Lourié ; M. Joseph Cosma ; Pr. Paris Film Production/Robert Hakim ; Int. Jean Gabin (Lantier), Simone Simon (Séverine), Fernand Ledoux ((Roubaud), Julien Carette (Pecqueux), Colette Régis (Victoire), Jenny Hélia (Philomène Sauvagnat), Jacques Berlioz (Granmorin), Jean Renoir (Cabuche), Blanchette Brunoy (Flore).

   Suite aux démêlés avec un voyageur très influent, la carrière du sous-chef de gare du Havre Roubaud ne tient plus qu'à un fil. Il emmène sa femme Séverine à Paris afin qu'elle prie Granmorin, son riche parrain, d'intercéder. Ce qu'il fait aussitôt. Roubaud en vient à soupçonner que Séverine, dont la mère était domestique chez Granmorin, avait été précocement la maîtresse de celui-ci. Sous les coups furieux, elle avoue. Le jaloux ourdit, en y impliquant son épouse, l'assassinat du grand bourgeois qui s'arroge le droit de cuissage.
   Le mécanicien Lantier, des Batignolles, et son chauffeur Pecqueux conduisent la Lison, sur la ligne Paris-Le Havre. Une avarie mécanique immobilise la machine et son mécanicien au Havre trente-six heures durant. Lantier les met à profit en rendant visite à sa marraine garde-barrière à Bréauté-Beuzeville, sur la ligne Le Havre-Paris. Au retour, en même temps que le braconnier Cabuche, il monte dans le train où Roubaud a réussi à attirer Granmorin au moyen d'une lettre dictée à Séverine, lui donnant rendez-vous dans son compartiment. C'est là qu'il est poignardé à mort en présence de Séverine. Regagnant son compartiment le couple tombe sur Lantier dans le couloir. Séverine lie conversation pour faire bonne figure.
   Plus tard, face au commissaire, elle persuade d’un regard Lantier de ne pas mentionner cette rencontre. Le meurtrier ayant pris la précaution de maquiller le crime passionnel en vol crapuleux, Cabuche, qui ne cache pas avoir connu Granmorin et le haïr comme violeur et meurtrier de la jeune fille qu'il aimait, est arrêté. J
usque alors aux pieds de sa femme, Roubaud change de comportement et passe ses soirées au café. Elle-même a cessé de l'aimer.
   Lantier peut fréquenter Séverine, dont il est tombé amoureux. Le sous-chef de gare ferme les yeux et même favorise les rapprochements avec ce témoin complaisant. Devenue sa maîtresse, Séverine incite Lantier à supprimer son mari. Comme il s’en avoue incapable, elle le quitte et commence à s'intéresser à un autre. Ils finissent par se retrouver un soir de bal mais le prix de la relation reste implicitement le même. Dans une crise de violence incontrôlable, dont il est coutumier en tant qu'héritier de plusieurs générations d’alcooliques, Lantier assassine Séverine. Le lendemain il se suicide en sautant du tender de la Lison en pleine vitesse.

   Les passions sont ici à la mesure de ces mastodontes ronflants, soufflant comme des cyclopes, exhalant des soupirs de forge, ahanant, poussant des cris déchirants, traversant le champ avec fracas et fonçant dans le hors champ, dont les sombres tunnels sont le prolongement tangible. Écrasant l'acier de la voie, la masse furieuse décuplée par la vitesse fend comme d'un océan solidifié un décor vertigineux. Le cadre se tend et vibre au seuil de la rupture. Chaque tournant de l'intrigue est précédé, comme par hasard, de la vue d'un convoi ferroviaire en marche. C'est en regardant par la fenêtre du domicile de Pecqueux les manœuvres de la gare Saint-Lazare que Roubaud a l'idée du meurtre. Davantage, que le train médiatise deux morts violentes.
   Violence donc, comme expression de douloureuses torsions intérieures.
   Lantier délaisse Flore, la jeune fille qui le désire, pour Séverine, mariée et à coup sûr frigide à la suite du traumatisme sexuel de jeunesse. Au point qu'elle semble jouir de la mort de son suborneur, ressentie comme la "minute la plus importante de sa vie"
. C'est elle qui offre à Roubaud le couteau du crime, en toute innocence dira-t-on, à condition d'oublier que l'enchaînement des actes répond à une certaine logique, celle justement de l'implacable dynamique ferroviaire comme figure du destin tragique. La mort de Séverine puis de Lantier sont ainsi préfigurées par les râles de la Lison à l'arrêt avant le bal.
   Mais l'originalité tragique du film vient, au-delà du réalisme poétique, de l'importance de l'enjeu sexuel, caractéristique éminemment renoirienne.
   Deux tendances s'opposent : le déploiement érotique d'une part, autour de Pecqueux, qui a une épouse à Paris (Victoire), une maîtresse au Havre (Philomène), des enfants partout. Son domicile parisien est aussi le lieu des rendez-vous amoureux. Ceux du couple Roubaud avant le meurtre, puis de Séverine adultère avec Lantier.
   L'amour mortifère d'autre part, dérivant de la pathologie affective. Avant de se tourner vers cet être ambigu qu'est Séverine, Lantier est "marié" avec sa locomotive. Rapports morbides avec l'inorganique. Les griefs de Séverine rapprochent le sexe de la mort : "Tu n'as pas pu l'autre soir" [...]. "Il vaut même mieux que la chose ne se soit pas faite". Plus tard : "Je ne veux plus te demander ce que tu ne peux pas faire". Puis Lantier : "Mais si, faut l'faire puisque c'est l'seul moyen d't'avoir à moi seul". Et son renoncement à vivre est un aveu d'impuissance sexuelle. Ses dernières paroles avant de sauter : "J'peux pus!"
.
   Bien qu'au fond et tragiquemement, la différence entre les deux tendances ne soit pas si nette, Victoire ayant également servi chez Granmorin. On sort d'autant moins facilement du tragique qu'il comporte ainsi des leurres. À l'apogée de la tragédie, l'orchestre du bal a des sonorités de fanfare, son chef, des gestes d'une raideur comique. La tonalité de la chanson qui suit et accompagne hors champ la mort de Séverine, tout en commentant l'intrigue ("Le p'tit cœur de Ninette à tout venant se prête, mais ne se donne pas/Tant pis pour qui s'entête à lui faire la cour"), est légère et gaie. Voire, les cocasseries d'un Pecqueux ne sont là que pour dialectiser le malheur.
   La direction d'acteur des protagonistes est parfaitement appropriée à cette guise générale.
   Pecqueux-Carette, bien fait pour amuser la galerie (Galerie des Bobines).
   Lantier-Gabin (Galerie des Bobines)
: mélancolique et absent, dont la voix confidentielle mais nette et distincte, semble traverser des couches de poisse sans s'altérer, comme dans un mauvais rêve.
   Séverine-Simone dont la paradoxale physionomie suscite un certain malaise (Galerie des Bobines) .
   Tout ceci cependant suppose de faire abstraction de jeux d'éclairage artistique, notamment sur le visage de Simone Simon, qui n'ont rien à voir avec la valeur filmique des personnages. Mais aussi d'un accompagnement musical imbécile, qui prétend se substituer au puissant langage de la locomotive en ralentissant, par exemple, le tempo pour souligner que la machine est en train de s'arrêter, jusqu'à faire coïncider la coda avec l'entrée en gare. Puis elle fait une explication de sex... pardon, de texte détaillée de l'idylle, accelerando quand ils font l'amour la première fois. Elle sait aussi, comme au cirque, avoir recours aux cymbales dans les moments saillants (un baiser : tsszzing !), déployer toute la quincaillerie symphonique quand Lantier en proie au désespoir après son meurtre, marche face-caméra entre les rails en extérieur nuit, et convoquer pour finir une escouade de violons à la mort tragique du héros.
   Renoir s'abaisse ainsi au pathos télécommandé, mais sans doute n'avait-il pas vraiment les mains libres, ayant été engagé par le producteur à la demande de Gabin, autour duquel donc le film devait se faire.
Il n'en demeure pas moins que son art s'y déploie notablement. 12/10/2009 Retour titres