CINÉMATOGRAPHE 

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Andreï ZVIAGUINTSEV
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Le Bannissement (Iznanie) Russie, Belgique, France VO 2006 150' ; R. A. Zviaguintsev ; Sc. William Saroyan (d'après sa nouvelle "Matière à rire"), Artyom Melkumian, Oleg Negin, A. Zviaguintsev ; Ph. Mikhaïl Krichman ; Mont. Anna Mass ; M. Andreï Dergachyov, Arvo Pärt ; Pr. Dmitri Lesnevsky, Anthony Rey, Yelena Loginova ; Int. Maria Bonnevie, Aleksandr Baluyev, Dmitri Ulyana, Konstantin Lavronenko. 

   Citoyens d'une ville industrielle dans un pays quelconque, Vera et Alexandre vont à la belle saison avec les enfants, Ève et Kir, occuper la maison du feu grand-père paternel isolée dans une contrée montueuse et ventée. Véra, qui semble très déprimée, annonce à son mari qu'elle attend un enfant. "Pas le tien", ajoute-t-elle. Après avoir réagi avec violence il demande conseil à son frère aîné Mark, espèce de truand capable de tout comme l'indique sa réponse : la tuer au moyen du pistolet qui se trouve encore dans la maison ou bien lui pardonner, l'un ou l'autre des choix sera juste. Alexandre soupçonne que leur ami Robert est le rival. Le dialogue entre les époux est bloqué et le mari finit par exiger un avortement.
   À l'appel de son frère, Mark débarque flanqué de deux spécialistes avorteurs pendant que les enfants séjournent chez des amis. Vera ne survit pas à l'opération. Le médecin du coin informe le beau frère, résolu à tenir sa langue, qu'elle s'est probablement suicidée avec des somnifères. L'enterrement expédié en quatrième vitesse, Mark succombe à son tour à une crise fatale. Au volant de la voiture de son frère et muni du pistolet, Alexandre fonce chez Robert, qui est absent. En attendant son retour il avise dans la boîte à gants un document découvert par le médecin auprès du corps de Véra, et que Mark avait voulu dissimuler. Un test de grossesse au dos duquel Véra a consigné par écrit ses malheurs. Alexandre était bien le père de l'enfant à naître mais, en raison du profond fossé qui s'était creusé entre eux, elle se refusait à lui reconnaître la paternité morale, d'où l'expression "pas le tien". Puis, par une série de flash-back, on apprend que, en l'absence d'Alexandre pris par son travail, et des enfants envoyés au cirque, Robert avait sauvé Véra d'une tentative de suicide liée à la grossesse. Une fois remise elle avait fait promettre à celui-ci de garder le secret dans un tête-à-tête prolongé. C'est cette amicale intimité entre un homme et une femme qui avait induit Alexandre en erreur à travers certains indices mal interprétés.

   Œuvre austère et exigeante, aux images superbes, acteurs sobres et justes, d'une salutaire fraîcheur s'agissant des enfants, et globalement d'assez bon aloi spirituel, mais dont la valeur artistique résiste mal à l'investigation quelque peu attentive, pour au moins trois raisons principales étroitement associées.
   Y plane d'abord l'ombre redoutable de Tarkovski. Au point que ne peut s'invoquer ni simple effet citationnel, ni même réminiscence, mais mimétisme voire plagiat. Fou de douleur Alexandre slalome entre les arbres dans un plan évoquant
L'Enfance d'Ivan. Une fillette lit un texte des Évangiles sur l'amour déjà lu par un jeune Sergueï dans Roublev. Kir, le fils, feuillette un livre, s'arrêtant aux gravures comme Ivan dans L'Enfance et comme le jeune Alexis au même âge dans Le Miroir. Ou bien l'on peut voir Véra arrangeant ses cheveux devant un miroir avec les gestes de Natalia dans le même film. Des fenêtres de l'appartement urbain donnent sur des murs de briques comme dans l'appartement moscovite d'Alexis (Le Miroir). Lors du bain de la petite Ève est déversée sur sa tête une cuvette d'eau comme sur celle de la mère du narrateur du même film. Le premier plan, la voiture approchant de loin sur le chemin en lacet, s'inspire du premier plan de Nostalghia, brouillard en moins, que l'on retrouvera dans un autre plan. N'y manque pas davantage le rythme ferroviaire associé à une table ni les murs bosselés de Stalker, ni l'ambiance sonore de Solaris, ni même l'arbre isolé d'Andreï Roublev. Et encore ceci : l'enfant sautant d'une branche hors champ de l'arbre du Sacrifice, dont on retrouve aussi le décor du petit bois herbu où un autre Alexandre s'isole au début avec Petit-garçon, puis le broc et la cuvette du même film ainsi que de Solaris. Sans oublier la vision caractéristique de la pluie, de l'eau, des ruissellements et égouttements, ni des flocons végétaux voltigeant, pas davantage que l'iconographie religieuse, les faux-pas ou chutes des personnages, etc. La tonalité fantastique des décors industriels, par son aspect étrangement désertique et la volonté d'éliminer toute référence géographique ne se réclame-t-elle pas de la Zone de Stalker ? Mimétisme aussi, la confusion entre présent et passé, ou rêve et réalité dans le traitement des raccords ainsi que dans les lents travellings frontaux.
   Il y a, du reste, d'autres maîtres en filigrane (Bresson : l'âne parmi les moutons d'
Au hasard Balthazar). Comment un artiste peut-il trouver la voie de son langage propre sans dépasser sa fascination pour les modèles prestigieux ?
   La deuxième raison tient à ce que Zviaguintsev ignore sans doute trahir son idole quant à l'essence du cinéma, qui repose sur le temps dans le plan ("sculpter le temps" selon Tarkovski). Non pas le temps de la projection en salle ou le temps narratif, mais le temps s'écoulant dans le plan, marqué par des effets visibles, ainsi que le temps spirituel provoquant des distorsions dans ces figures du temps naturel. Car ce qui domine finalement dans
Iznanie, c'est le temps narratif, celui des effets pour eux-mêmes. L'intrigue comporte des omissions stratégiques préparant le coup de théâtre final ; secrets entre personnages, en réalité adressés au spectateur, pour programmer le retournement de la fin : ceux du suicide et de la lettre de Véra. L'escamotage du suicide repose sur le refus de Mark d'écouter ce que le médecin a d'important à lui dire : procédé grossier, dissimulant mal la ficelle narrative, manœuvre dilatoire aux fins bassement spectaculaires. Laquelle ficelle est loin d'être un cas isolé. Robert en compagnie de Véra chez elle sera surpris par Kir, qui transmettra à son père une impression erronée de petit jaloux. Les raisons pour lesquelles l'ami s'attarde après la tentative de suicide s'accumulent lourdement, enfonçant la pointe causaliste. C'est Véra qui insiste pour garder Robert jusqu'au retour des enfants, écartant ostensiblement toute ambiguïté en exhibant sagement à celui-ci ses photos de famille. Ainsi les ellipses, qui laissaient mûrir de lui-même le temps dans la première partie se gorgent-elles ensuite de surexplications logiques, en dehors de la vérité du temps simultanément naturel et spirituel.
   Troisième raison : l'éthique individualiste. Du fait de cette linéarité finalement dominante, le thème tragique se rattache exclusivement à l'action principale. Toute la substance tourne donc autour des protagonistes, qui déterminent la marche du film. Le tragique ne s'ouvre du coup nullement sur le monde comme chez Tarkovski, il se ramène au contraire à un fait divers. Le spectateur en est réduit à épouser la douleur et le remords du seul Alexandre et à se délecter de son ressassement sur le visage amer éclairé d'un soleil bas à la dernière apparition, avant que la voiture ne s'éloigne par le même lacet en sens inverse. Symétrie rhétorique du reste gratuite, pure esthétique narrative, ne débouchant sur nul questionnement relatif à l'enjeu éthique. La dernière scène, qui découvre par un large panoramique des faneuses au travail dans un champ de blé poussant un chant déchirant alors que la voiture négocie son dernier lacet, évoque fortement ces topoï (figures convenues) kolhoziens des années cinquante, lançant leur note conclusive pleine d'espérance vers un azur confondu avec la providence étatique.
   On peut constater en général dans le cinéma russe et apparenté actuel un renversement idéologique complet. Il est passé de la glorification des masses productives à des préoccupations spirituelles ou religieuses, voire mystiques. Ce qui n'empêche pas le conformisme de continuer à prospérer. 22/02/08 
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