CINÉMATOGRAPHE 

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Michelangelo ANTONIONI
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L'Avventura It.-Fr.  VO N&B 1960 139’ ; R. M. Antonioni ; Sc. M. Antonioni, Tonino Guerra et Elio Bartolini ; Ph. Aldo Scavarda ; Mont. Giovanni Fusco ; Déc. Piero Poletto ; M. Giovanni Fusco ; Pr. Cino Del Duca et Société Cinématographique Lyre ; Int. Gabriele Ferzetti (Sandro), Monica Vitti (Claudia), Lea Massari (Anna), Dominique Blanchar (Giulia), Renzo Ricci (le père d'Anna), James Addams (Corrado).

   En escale sur une île aride, rocailleuse, lors d'une croisière avec son fiancé Sandro, architecte, en compagnie d'amis, la riche héritière Anna est introuvable au moment du départ. Tous se mettent à sa recherche puis reprennent la mer en quête de secours sauf Corredo, Sandro et Claudia, la meilleure amie d'Anna. Ils passent tous trois la nuit dans une cabane de pêcheur. Entre Sandro et Claudia se fait jour une attirance, bien que la jeune femme soit totalement absorbée par la disparition de celle pour laquelle elle éprouvait une affection particulière.
   L'enquête policière établit qu'Anna aurait été ramenée en barque sur le continent
par des contrebandiers. On croit retrouver par des témoignages sa trace ici et là. Sandro et Claudia se lancent à sa recherche, mais Claudia refuse d'abord de céder à son propre penchant en accompagnant l'architecte. Pourtant s'étant recroisés, ils deviennent amants et poursuivent ensemble les recherches en voiture à travers le pays. Le couple maintenant officiel est invité à une réception, au cours de laquelle Sandro succombe aux sollicitations d'une entraîneuse. Ils sont surpris par Claudia qui s'échappe éperdue sur une place déserte où l'infidèle la rejoint. Touchée par les larmes amères de l'homme, elle lui accorde son pardon. 

   Certes, cela ne va jamais jusqu'à la redistribution "moléculaire", reposant sur la disruption du signe propre à l'écriture, car ce film ignore les étonnantes propriétés de l'anamorphose, donc du déplacement qui, à désancrer l'image-son du signifié conjure toute résolution autorisée du sens. Mais il s'agit de l'étonnant récit d'une absence, lancinante à la fois de laisser planer un fantôme, de rester inexpliquée et de générer un amour, dans l'espoir secret d'une mort d'abord conjurée, trahison qui par une équivalence absurde trouvera son poids exact de rémission dans le pardon accordé.
   À la base, une équation inégalitaire, donnant la mesure d'un indicible qui échappe absolument à toute résolution d'ordre moral. "En pensant qu'Anna était morte, dit Claudia, j'ai cru mourir aussi. À présent plus rien. je crains qu'elle ne soit en vie". Il y a, du reste, d'emblée, ambiguïté quand sur l'île déjà Claudia porte la tunique, don de la disparue durant la croisière. Lors de la quête du couple dans un village désert que Claudia compare à un cimetière, la voix de celle-ci, criant le nom d'Anna à travers la persienne d'un hôtel fermé, résonne dans le vide. Comme si Anna était vraiment dans l'autre monde, tout en menaçant de revenir à tout moment. Présence accrue donc de l'absente, à l'aune d'un lien fort, sublimé, dans lequel Claudia trouverait la force du pardon. Il y va d'une incursion périlleuse dans les arcanes d'une âme, où l'amour est à hauteur de sacré. 
   Constamment sur le fil du rasoir, le film réussit le pari pour autant qu'il parvient à déployer un univers émotionnel, par une inflexible direction d'acteur associée à la présence insistante, souvent insolite, d'un monde physique et sonore indifférent à l'action (vent, ressac, moteur de bateau, hélicoptère, éclats de voix...) qui, accentué par l'anonymat des plans généraux et la rareté de la musique auxiliaire*, devient le mode d'expression indécidable du monde intérieur, formant la profondeur de la pellicule.
   Le cadrage particulier qui dispose dos-caméra, à l'avant-plan d'un plan large en plongée d'une scène quelconque, la tête du personnage y jetant dans la distance le regard, est l'image d'un tumulte intérieur. Sans qu'il y ait système : c'est par le plan fixe d'un long couloir de palace cadré en enfilade que parcourt à perdre haleine Claudia, frontalement depuis la profondeur de champ, que se mesure l'étendue de l'affolement à ne pas avoir vu rentrer Sandro de la nuit. 
   Le jeu de Monica Vitti dessine sans phrases, pathétiquement, une fragilité assoiffée d'assurances ("Dis-moi que tu m'aimes...") face à un homme qui, si vite, a pu se consoler avec une autre, et s'avère soumis à des pulsions soudaines. "Il faut donc si peu pour que tout change" s'étonne Claudia, dont la sensibilité à vif cherche à se protéger.
   Alors que lui, à l'abord si sympathique, est sujet à certaines dérives. Ayant défié un artiste installé sur une place après s'être amusé à renverser son encrier sur le travail en cours, de retour à l'hôtel il tente d'agresser Claudia sexuellement. 
   L'éveil de la sensualité amoureuse chez la jeune femme se devine cependant à des épisodes adventices, de sorte que l'on est préservé d'une expression directe qui en ferait l'objet fantasmatique, extrinsèque, du spectateur comme voyeur. En même temps qu'elle exige de Sandro qu'il descende du train pour continuer sans lui les recherches, paradoxalement elle l'invite à partager le divertissant spectacle d'un dragueur dans un compartiment voisin. Elle est témoin ultérieurement d'une aventure érotique de son amie Giulia avec un jeune peintre versé dans le nu. Honteuse de s'afficher avec son amant dans une ville sicilienne où nulle femme ne se montre, Claudia se réfugie chez un marchand de matériel artistique, ce qui renvoie et à l'épisode érotique et à Sandro par le biais de l'encre de chine renversée. Le désir du mariage transparaît lors de la visite d'un clocher, où elle découvre que de faire sonner une cloche en tirant le cordon, déclenche la réponse d'un autre clocher à distance.
   Sandro, en revanche, reste associé à des événements plus triviaux. Sur le point de rejoindre un journaliste censé détenir des informations sur la disparue, il est pris dans une foule hystérique en raison de l'arrivée d'une star locale à la robe quelque peu décousue, dont le journaliste lui confiera qu'elle vaut (la femme) 50000...
   L'Avventura peut s'enorgueillir d'appartenir à la fine fleur : celle des films hués à Cannes, destin de toute œuvre qui refuse de se plier aux normes du cinéma dominant. 28/06/14 Retour titres 


Je ne veux pas que ce soit la musique qui provoque cet état d'âme, mais que ce soit, au contraire, l'histoire elle-même, grâce aux images qui l'expriment » déclarait Antonioni dans L’Humanité-Dimanche du 25/09/60 retour