Cinéma artistique et écriture

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Nous avons gagné ce soir
Robert Wise

 

 

En temps réel marqué par des horloges, le récit commence à 21h05 et se termine à 22h16, dont 20' pour le match en question. Intelligente, la caméra observe, comprend, établit des liens, tente même de seconder les héros. Au générique, un match cadré aux jambes est plus éloquent qu'une banale centration. Les membres inférieurs visiblement les moins agiles s'avèreront être ceux du vaincu. Au début, un mouvement avant plongeant à la grue embrasse une place avec une horloge au premier plan, puis va cadrer en face, la salle de spectacle de boxe à l'enseigne du Paradise City A.C. Un peu plus tard à partir d'un gros plan sur le nom de Stoker à l'affiche, balafré d'une allumette par Tiny allumant son cigare, la caméra panote jusqu'à la fenêtre de la chambre d'hôtel des Thompson de l'autre côté de la place. Elle marque un temps d'arrêt avant de pénètrer à l'intérieur où, veillé par Julie, Stoker dort. Tout l'enjeu du film est là. D'un côté la réalité sordide d'un monde corrompu, de l'autre un couple qui en dépend mais sortira victorieux selon l'adage "à toute chose malheur est bon". Stoker se réveille. Une musique d'ambiance traverse sourdement les murs en se dénaturant. Julie informe son mari qu'elle n'est pas sûre d'assister au match : "Quelle genre de vie menons-nous? Combien de rossées te faut-il encore ? Tout plutôt que de te voir assommé ! Tué !" Le réveil marque 9h17.
   En traversant seul la place, Stoker se retourne. L'hôtel est flou. Puis la caméra recadre en plus serré comme pour aider le boxeur à mieux voir. On distingue alors les mots de l'enseigne : "Hôtel Cozy". À l'intérieur du Paradise City, Stoker peut s'assurer de la méchanceté des spectateurs montrés en gros plan à angle excessif et hurlant "tue-le !" : rien que des individus très ordinaires déjà croisés aux caisses avant le spectacle et dont la cruauté éclate. Les boxeurs sont réunis dans un sordide vestiaire montré comme l'antichambre de l'abattoir, dont on entend les bruits filtrer. L'effroi se lit dans les yeux des combattants alors que l'un d'eux est ramené amoché. Après un panoramique serrant sur lui, silence soudain et moment de grâce pendant que Stoker se souvient de son premier match vingt ans auparavant. La voix d'un manager le tire de sa rêverie puis les bruits intérieurs et extérieurs se rétablissent.
   En parallèle, après avoir hésité, Julie se perd dans la ville accompagnée par une caméra à la fois prudente, un peu distante (à l'écart et en plongée) mais prévenante. Elle précède un peu Julie, la laisse filer puis la rattrape. Toutes les sensations liées à cette escapade se lisent clairement sur son visage, mais immanquablement ramenée à sa hantise, elle jette les débris de son billet du haut d'un pont sur le tram de passage en contre-bas, comme si elle s'y précipitait elle-même.
   Stoker se montre compréhensif avec tout le monde, encourage d'un sourire ceux qui vont monter sur le ring. Un Noir, confiant comme lui en l'issue de son combat, gagne. C'est de bon augure. Chacun des deux époux de son côté irradie de bonté.
   Le combat n'est pas centré abstraitement comme à l'habitude. Parfois cadré très serré avec une technique inhabituelle et incluant des instants de dialogue haineux entre les combattants, il alterne avec les réactions de spectateurs variés et curieux voire pittoresques, celles des managers et des truands, le siège vide de Julie, la promenade de celle-ci pour tuer le temps, et le chronomètre en gros plan entre les rounds. Le comportement des combattants correspond exactement à leur personnalité. Tiger acclamé comme jeune espoir est puissant mais impulsif. Il se fatigue inutilement et néglige sa garde. Insulté en raison de son âge au début, Stoker économise ses forces, surveille sa garde, et de temps en temps place quelques coups très durs. Il canalise sa rage, en somme. En reprenant conscience après un KO il avise au mur un slogan publicitaire à moitié caché : " Over 35 ? Vi… " (plus de trente-cinq ans ? Essayez tel produit..). Les paroles de Julie lui revenant en mémoire il trouve la force rageuse de se relever.
  Á la scène finale la conclusion est à Julie : "tous les deux nous avons gagné ce soir". La caméra sur grue s'éloigne en s'élevant. Au-dessus du trottoir où Bill allongé est dans les bras de Julie en attendant l'ambulance, brille en lettres de néon l'enseigne "Dreamland".