CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Aki KAURISMÄKI
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Au loin s’en vont les nuages (Kauas pilvet karkaavat) Finl. VO 1996 96’ ; R., Sc., Mont. A. Kaurismäki ; Ph. Timo Salminen ; M. Shelley Fischer ; Déc. Markku Pätilä et Jukka Salmi ; Cost. Tuula Hilkamo ; Pr. A. K. et Erkki Astala ; Int. Kati Outinen (Ilona), Kari Väänänen (Lauri), Elina Salo (Rouva Sjöholm, patronne), Sakari Kuosmanen (Melartin, portier), Markku Peltola (Lajunen, cuisinier), Matti Onnismaa (Forsström, patron du boui-boui), Matti Pellonpää (petit défunt de la photographie), Outi Mäenpää (Leena, sœur de Lauri), Shelley Fischer (pianiste), Pietari (Pietari). 

 Dédié à la mémoire de l’acteur Matti Pelonpää (1951-1995), qui figure enfant sur la photo du fils défunt d’Ilona.

   Ilona, qui a autrefois perdu un petit garçon, est maître d’hôtel dans un restaurant ; son homme, Lauri, exerce le métier de wattman. Il perd sa place par tirage au sort à la suite d’une restructuration de la compagnie de transports. Bientôt c’est le restaurant Dubrovnik où travaille Ilona qui est revendu par la propriétaire, Rouva Sjöholm, à la suite d’une entourloupe financière de sa banque.
   Lauri, qui trouve indigne de s’inscrire au chômage, non seulement ne trouve pas de travail mais son permis lui est retiré en raison de la surdité partielle d’une oreille. Ilona accepte une place dans un boui-boui où elle tient à elle seule tous les rôles, jonglant entre le bar, la salle la cuisine et la plonge. À la suite d’une descente du fisc elle comprend que le patron, Forsström, ne l’a pas déclarée. Elle le quitte. Venu récupérer son salaire, Lauri est tabassé par Forsström et deux acolytes.
   Ilona rencontre Melartin, l’ancien portier du Dubrovnik devenu cordonnier-minute sans rien connaître au métier. Il lui propose d’ouvrir un restaurant. Il faut emprunter. Lauri revend sa vieille Buick pour l’apport personnel, mais en vain : la banque refuse faute de garanties. Lauri joue l’argent de la voiture et perd tout. Quand tout va de mal en pis, les meubles étant saisis et, suite à la vente de l’immeuble, l’expulsion annoncée, Ilona accepte une place chez une coiffeuse. Elle y rencontre Rouva Sjöholm.
   Celle-ci est prête à financer l’ouverture d’un restaurant géré par son ancien maître d’hôtel, à qui elle fait totale confiance. On récupère le personnel du Dubrovnik, moyennant la cure de désintoxication du cuisinier Lajunen. Lauri est aussi impliqué. Angoisse le premier jour, la clientèle se faisant un peu attendre. Finalement le restaurant se remplit. Ilona et Lauri peuvent contempler sereinement les nuages qui au loin
s’en vont.

   Scénario en apparence du genre optimiste a priori, où la dégringolade dramaturgique n’est qu’afin de mettre en valeur un beau dénouement. Ce genre de démarche vise d’ordinaire à générer un message d’espoir. Il illustre l’impératif moral selon lequel il faut continuer à espérer dans les situations les plus désespérées. Prêche typique de quelque pieuse hiérarchie à l’abri du besoin. C’est dans cet esprit qu’aurait tourné tout metteur en scène bien-pensant, sachant qu’il est difficile de faire autrement dans un système où il faut complaire aux banques - l’espèce vivante la plus obtuse qui soit sur terre - avant même que d’avoir donné le premier tour de manivelle.
   Ayant compris, en revanche, que se soumettre c’est se condamner au dogmatisme, Kaurismäki est un des très rares à résister. Au contraire, l’éthique, comme il se doit, est livrée en kit. Au spectateur de s’en dépatouiller. Car ici la morale n’adhère jamais au récit. Il y a une telle distance entre le « message » apparent et l’intentionnalité réelle, que le contenu éthique qui en émane ne saurait se figer dans une formule.
   Ainsi les situations les plus dramatiques sont-elles en décalage grâce à quelque principe dédramatisant. Le montage n’est pas au service des personnages. Le champ vide fixe précède leur action et subsiste après elle. Le cadrage évitera le centrage pathétique. Au cimetière on ne voit pas la tombe du fils mais d’abord, en plan général, une foule sous des arbres flamboyants puis, derrière une haie en plan d’ensemble, Ilona qui se penche pour déposer son bouquet. D’ailleurs on comprend fort tard et incidemment cette perte par la petite photographie exposée sur une étagère. De sorte que le deuil ne vient pas grossir la longue suite des déconvenues. Il apparaît au contraire comme une pause, un moment de respiration relativisant la gravité des épreuves ordinaires de ce monde. Ce qui n'implique pas la mort escamotée. Sa vérité au contraire éclate dans un détail qui passe inaperçu mais ne peut pas ne pas toucher malgré lui, au plus vif, le spectateur. Au moment où Ilona va descendre du bus à l’arrêt du cimetière, à travers le faux-jour de la vitre passe une poussette.
   Procédant de la filmicité et non de la scène enregistrée en soi, l’humour est véritablement filmique. Ilona et Lauri chez eux sont assis par terre faute de chaises. Ce qui est annoncé au plan précédent par le chien aplati sous un meuble le regard hors-champ, sachant que le chien est souvent au niveau des actions. 
À un autre moment il se trouve sur une étagère, comme en miroir, face à Lauri se parant pour un entretien d'embauche.
   La violence est rejetée hors champ avec une pudeur trop ostensible pour n’être pas ironique, comme lorsque le cuisinier armé de son couteau de boucher blesse Melartin avant d’être désarmé par Ilona.
   La musique auxiliaire va dans le même sens de la distanciation au lieu d’enfoncer le clou au marteau-pilon comme s’obstine toujours à le faire le cinéma dominant. Une symphonie d’un pathétique insoutenable accompagne l’épisode hors champ du cuisinier désarmé, accusant le décalage par ironie. Ou bien, le chanteur étant accompagné par l’orchestre devant les derniers convives du Dubrovnik, sa chanson commente hors champ, à travers la porte, le départ en taxi de la patronne : « On ne me reverra plus… ».
   Le choix des couleurs même procède d’une intention étrangère à l’action. Le chemisier orange d’Ilona s’accordera avec la teinte verte du mur plutôt qu’avec son état psychologique. On n’est pas dans le pathos par identification mais dans un univers à découvrir. L’artifice ostensible remplaçant le vain naturalisme, l’invraisemblance est plus vraie que la conformité voulue à une supposée vérité idéale. Lors du tirage au sort des licenciés des transports, par exemple, le contremaître se révèle par sa dextérité, de façon insolite, un vrai professionnel du jeu de cartes.
   L’impassibilité des visages, en outre dénués de beauté comme incitation à la compassion, semble appliquer à sa façon la loi Koulechov : à tout moment, toujours différé, un nouveau plan peut déterminer le sens d’un autre. Le montage elliptique donne, du reste, la puissance d’élan nécessaire à cette quête indéfinie. Ne serait-ce que dans le montage par ailleurs où, grâce au chevauchement, la bande-son semble aller plus vite que les images.
   Tout en étant critique, le propos n’est jamais didactique. La télé achetée à crédit par Lauri pour faire une surprise à sa femme ne parle que de catastrophes, si bien qu’Ilona faisant le ménage tout en suivant les nouvelles à l'écran est obligée de s’asseoir pour supporter le choc, alors que n’importe quel citoyen honorable prendrait sa petite dose de frissons téléguidés tous les soirs à vingt heures. Sont ainsi dénoncés d'un seul geste incident la consommation des produits technologiques, le surendettement, le spectacle permanent du monde banalisant le tragique, et par conséquent la futilité des loisirs et la misère spirituelle.
   La suggestion, pas l'exhibition. Un spectateur pleinement partenaire donc. Pas besoin d'un dessin.
Nulle image de l’amour pour traduire celui du couple. Ni serments, ni sexe. Seulement des actions : Lauri disparaît une semaine après son tabassage pour revenir présentable à sa bien-aimée, laquelle, partie vivre chez Leena, la sœur de Lauri, prétend ne pas lui pardonner avant de prouver le contraire en réintégrant le domicile avec lui. Dialogue loufoque mais profondément vrai (Lauri a appris par sa sœur qu’Ilona était chez elle où il la retrouve) : « Pardonne-moi. – C’est impossible. Jamais ! – On rentre à la maison. – D’accord, j’ai fait ma valise dès que Leena m’a appelée ».
   Attention, danger ! Sous la fantaisie apparente, résistance... 23/11/09
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